La fin de l'eldorado numérique ?

5 mars 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Le gouvernement s'attaque au téléchargement illégal sur Internet. À cet effet, la loi "Création et Internet" arrive devant les députés. Une façon de préserver la vitalité de la création et la diversité culturelle ? Beaucoup n'y voient qu'une perfusion consentie à des industriels passés maîtres dans l'art du lobbying.

Maintes fois reporté, en dépit de l'urgence décrétée par le gouvernement, l'examen par l'Assemblée nationale du projet de loi "Création et Internet" devait débuter le 4 mars. Ce texte prévoit d'élargir les compétences de l'Autorité de régulation des mesures techniques (ARMT) : rebaptisée Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi), elle orchestrera la riposte contre les abonnés à Internet complices d'une violation de la propriété intellectuelle.

En contrepartie, producteurs et distributeurs se sont engagés à rendre plus attractive leur offre dématérialisée : la suppression des verrous numériques (DRM) empêchant le transfert des fichiers d'un appareil à l'autre est une avancée significative ; un remaniement de la "chronologie des médias" est également envisagé, dans un premier temps pour rendre les films accessibles en ligne sans délai après leur sortie en DVD ou Blue-ray.

Adresses IP

Cela conformément aux recommandations de la mission Olivennes, qui avait préparé la signature des accords de l'Élysée le 23 novembre 2007. L'essentiel du dispositif est  connu depuis lors. Saisie par les ayant droits - qui arpentent d'ores et déjà la Toile à la recherche des fraudeurs -, l'Hadopi pourra adresser un ou deux avertissements aux abonnés mis en cause, éventuellement par courriel, au moins une fois par lettre recommandée selon le souhait du Sénat. Tant qu'une sanction n'aura pas été prononcée, ces mises en demeure ne seront susceptibles d'aucune contestation. En cas de récidive, la Haute Autorité pourra exiger des fournisseurs d'accès à Internet (FAI) la suspension des connexions, pour une durée de trois mois à un an. Les clients n'en resteront pas moins redevables à leur égard. S'ils ont souscrit une offre couplée avec le téléphone et la télévision, ils devront continuer à bénéficier de ces services : une casse-tête technique pour les FAI. Avant la signature de tout nouveau contrat, ceux-ci auront l'obligation de vérifier qu'aucune sanction ne pèse sur le souscripteur.

Ce sont donc les abonnés à Internet, et non les "pirates" eux-mêmes – passibles de trois ans de prison et 300 000 euros d'amende pour contrefaçon -, qui seront visés par l'Hadopi, parce qu'ils sont censés veiller, selon l'exposé des motifs, à ce que leur connexion « ne fasse pas l'objet d'une utilisation qui méconnaît les droits de propriété littéraire et artistique ». À moins que les députés retiennent un amendement déposé en ce sens, les accusés ne seront pas informés de la nature des "piratages" commis via leur abonnement. On imagine les disputes qui surviendront dans les familles sanctionnées, dont les membres se renverront mutuellement la faute, ignorant qu'un voisin se sera connecté à leur réseau sans fil, ou qu'un inconnu aura usurpé leur adresse IP...

Identifiant chaque point d'accès au réseau mondial, les adresses IP feront l'objet d'une collecte constituant des preuves à la fiabilité contestée : même des imprimantes pourraient être accusées de piratage ! Or, la loi rendra d'autant plus nombreux les internautes cherchant à brouiller les pistes... « Alors que certains parlementaires opposés au texte prédisent que cette loi multipliera les réseaux chiffrés et privés, il semble [...] que la réalité les ait déjà rattrapés », observe Richard Ying. « [Le] ministre en tient toutefois compte comme le montre le dossier de presse distribué à l'occasion du MIDEM 2009 : "Bien entendu, [...] certains internautes parviendront toujours [...] à dissimuler leurs adresses IP ou à recourir à d'autres moyens sophistiqués pour échapper à des sanctions éventuelles. [...] Ce que recherche en fait le projet de loi, c'est de faire changer les esprits grâce à une campagne pédagogique et préventive massive. Peu importe, de ce point de vue, qu'une minorité de gens particulièrement astucieux y échappent. »

Le ministre de la Culture, Christine Albanel, affichait son optimisme dans un communiqué diffusé le 11 février : « Il ressort en effet d'une récente étude d'opinion que 90 % des personnes averties cesseraient de pirater à réception du deuxième message. » Une proportion appelée à diminuer progressivement, étant donné la débrouillardise des internautes. D'autant que les "pirates" les plus actifs sont probablement les plus avertis. Si le téléchargement était enrayé, des logiciels se proposeraient sans doute d'automatiser l'enregistrement de reproductions légales. Vraisemblablement, le gouvernement ne parviendrait durablement à ses fins qu'en plaçant chaque ordinateur sous surveillance.

Aussi les polémistes dénoncent-ils volontiers une dérive totalitaire. La charge pesant sur les FAI pourrait les pousser tout doucement sur la voie du filtrage, qui s'imposera inévitablement sur les réseaux publics. Prenant la CNIL à témoin, La Quadrature du Net souligne que l'Hadopi pourra, « sans contrôle de l'autorité judiciaire », obtenir la copie des informations de connexion « collectées à l'origine à des fins de lutte contre le terrorisme ». Catoneo s'insurge sur Royal Artillerie : « Nous allons rejoindre, grâce à l'ancien patron d'un hypermarché culturel qui débite la médiocrité à torrents, le club des pays policiers du web avec la Chine, l'Iran, le Vietnam, Singapour et... la Syrie, car pour "protéger la création", la profession exige que l'on scanne en masse. [...] Du monde, beaucoup de monde aux pupitres de flicage en France ! [...] Réclameront-ils des képis pour faire peur dans la webcam ? »

« Avec l'estimation de "3 000 lettres recommandées d'avertissement par jour" de Christine Albanel, le coût des envois de courriels et de recommandés sera de 9,3 millions d'euros, qui ne sont plus dans le budget de fonctionnement de l'Hadopi », plafonné à 6,7 millions d'euros (Richard Ying). Autant d'argent alimentant la perfusion d'un modèle économique submergé par les nouvelles technologies. Le gouvernement s'appuie sur le postulat que « la consommation illégale est aujourd'hui une source de destruction de valeur » qui « compromet la diversité des œuvres et constitue une menace pour la vitalité de la création, donc pour l'identité de la France et de l'Europe » (rapport Olivennes). Or, il est « difficile d'établir "le coût du partage illégal de fichiers" », selon le Groupe de travail sur l'économie de l'information de l'OCDE, dont l'étude Contenus numériques haut débit - La musique est citée par La Quadrature du Net. « Cette difficulté est reflétée dans les résultats des études sur la question et dans les critiques méthodologiques dont [elles] ont pu faire l'objet. [...] La plupart des études confirment que ces deux phénomènes opèrent en même temps – selon les utilisateurs : le partage non autorisé de fichiers conduit certains à augmenter leur consommation et d'autres à la réduire. »

Bouleversement

« Aujourd'hui, plus d'un Français sur deux a accès à I'Internet haut débit. » Forts de ce constat, les rédacteurs du projet de loi observent que « bien plus qu'un phénomène de société, c'est un véritable tournant qui constitue, pour la diffusion de la culture, une chance extraordinaire, sans précédent depuis l'invention de l'imprimerie ». Ont-ils saisi toute la mesure de ce bouleversement ? Le 23 novembre 2007, le président de la République s'était vanté de « faire prévaloir le droit légitime des auteurs et de ceux qui contribuent à leur expression, sur l'illusion et même sur le mensonge de la gratuité ». Cela sonne faux, à l'heure où 20 Minutes annonce ses premiers bénéfices, tandis que la Toile regorge de services accessibles sans contrepartie directe : messagerie, stockage, suites logicielles, et même écoute en toute légalité de plusieurs millions de titres sur Deezer !

« Répondant à l'argument de la gratuité destructrice de partisans de la loi, des adversaires avancent des exemples de réussites économiques issues d'un téléchargement gratuit », rapporte Richard Ying. « Le plus célèbre est celui de Radiohead qui a diffusé son nouvel album sans contrainte, laissant aux internautes le choix d'une rémunération. Le comanager de Radiohead, Brian Message, évoque cette méthode de distribution à "coûts quasi nuls" : "La musique diffusée ou téléchargée gratuitement en ligne a une vraie valeur économique. [...] À partir de cette gratuité, il devient possible de fidéliser le public, de vendre des places de concert, des collectors, etc. [...] C'est peut-être paradoxal, mais la gratuité fait désormais partie du business de la musique." De façon similaire, il est fréquent de lire [...] que des talents musicaux se sont fait connaître et gagnent leurs revenus grâce à des téléchargements et écoutes gratuits. » Selon Nicolas Sarkozy, « si on laissait faire, il n'y aurait que quelques artistes qui s'en sortiraient - les plus connus - et [...] les jeunes artistes ne pourraient plus avoir accès à rien du tout ». Beaucoup pensent le contraire, alors que le bouche à oreille, aux effets décuplés par la Toile, relativise la toute-puissance du marketing uniformisateur.

Une alternative

Attachée à son eldorado, la blogosphère s'est enflammée contre la loi, dénonçant une violation des "droits de l'homme". Le Parlement européen s'en est fait l'écho, mais aucune voix ne s'est élevée au Sénat contre l'adoption du projet le 30 octobre 2008. Manifestement, les industriels de la culture ont mené un travail de lobbying efficace. Leurs opposants devront en prendre de la graine. D'autant que leurs propositions sont jugées crédibles par certaines "autorités", telle la Commission pour la libération de la croissance française. Selon le rapport Attali, cité par Richard Ying, une politique de « contrôle des usages individuels constituerait un frein majeur à la croissance. [...] Ces mécanismes introduiraient une surveillance de nature à porter atteinte au respect de la vie privée et aux libertés individuelles, tout à fait contraire aux exigences de la création et à la nature réelle de l'économie numérique. [...] La rémunération des artistes doit être assurée par des mécanismes d'abonnement et par les vrais bénéficiaires du téléchargement : les fournisseurs d'accès Internet. » Un plaidoyer en faveur de la "licence globale" ! Nous y reviendrons dans notre prochain numéro.

Principales sources :

  • Présentation du projet de loi Création et Internet. Dossier de presse du ministère de la Culture et de la Communication, 18 juin 2008.
  • Hadopi, "Riposte graduée" : Une réponse inefficace, inapplicable et dangereuse à un faux problème. Dossier mis en ligne par La Quadrature du Net, version 1.0, 9 fevrier 2009.
  • Le projet de loi "Création et Internet" : inadéquat dans la lutte contre le téléchargement illégal. Analyse de Richard Ying (http://richard.ying.fr/), version 1.3, 11 février 2009.

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