Une défense européiste

30 juillet 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

L'idéologie prend parfois la défense en otage. Les déboires de l'Airbus A400M, développé sous la bannière de la coopération européenne, illustrent un phénomène dénoncé par le journaliste Jean-Dominique Merchet.

Réunis au Castellet le vendredi 24 juillet, les sept pays partenaires du programme A400M (1) se sont donné six mois pour renégocier le contrat les liant au groupe EADS. Celui-ci avait annoncé le 9 janvier que les premiers avions ne seraient pas livrés avant fin 2012, avec un retard de trois ans au moins. L'industriel reconnaît sa difficulté, voire son incapacité, à satisfaire à toutes les exigences du cahier des charges.

Polyvalence

Ces déboires inquiètent l'armée, confrontée au vieillissement de ses appareils de transport, anticipé de longue date : la formalisation du besoin à l'origine du projet A400M remontre à 1984. Cinquante avions ont été commandés par la France. Sans eux, selon les sénateurs Jacques Gautier et Jean-Pierre Masseret (2), « la capacité de projection tactique à 1 000 km en cinq jours, actuellement de l'ordre de 5 000 tonnes (soit 1 500 militaires avec leur équipement et leur autonomie) passerait, en 2012, à moins de 3 000 tonnes, voire 2 500 tonnes ». Il faudra supporter le coût des solutions palliatives (remise à niveau d'avions en fin de vie, achats ou locations), et les conséquences d'un moindre entraînement des équipages.

Enfin aux commandes de l'A400M, ceux-ci bénéficieront d'un appareil à la polyvalence inédite : son rayon d'action, sa capacité d'emport et sa vitesse conviendront aux missions stratégiques ; susceptible d'opérer sur terrain meuble, à basse altitude et faible vitesse, il répondra également aux exigences tactiques ; il pourra aussi participer à des ravitaillements en vol. Embarquant une technologie de pointe, il exploitera le « plus puissant turbopropulseur développé en Occident », selon l'expression de Noël Forgeard. L'avion cumule les ruptures technologiques. Pourtant, Airbus Military s'était engagé à le développer « à un prix très bas, dans des délais très courts, et sans programme d'évaluation des risques ». L'industriel a sous-estimé l'ampleur du défi ; aux yeux des parlementaires, sa première erreur fut « de penser qu'un avion de transport militaire tactique équivalait à un avion de transport civil "peint en vert", bref qu'il s'agissait de construire un Airbus comme les autres et que les compétences acquises en matière de certification civile seraient un atout substantiel », voire suffisant.

Une gouvernance inefficace

EADS a pâtit, en outre, d'une mauvaise organisation de ses filiales, conduisant à « une mobilisation insuffisante des forces vives d'Airbus ». En effet, « AMSL était placée dans une situation intenable vis-à-vis d'Airbus : en tant que filiale, elle devait exécuter ses ordres ; en tant que responsable industriel du programme, elle devait pouvoir mobiliser les unités de production de la société mère. » Cela dit, Louis Gallois nuance l'échec de son groupe, d'autant que les retards sont monnaie courante dans l'industrie d'armement : « On ne connaît pas de programme de ce type livré en moins de douze ans. [...] Si nous livrions l'avion dans une amplitude de dix ans, nous serions encore la référence dans ce domaine. » (3)

Divergences

Réunis dans l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (Occar), les États impliqués ont entrepris une collaboration délicate, sinon hasardeuse. Ils avaient opté pour une approche commerciale, consistant, selon l'explication des sénateurs, « à délivrer, au terme d'une phase unique pour le développement et la production, un nombre fixe d'avions – 180 – à un prix indexé, mais ferme : 20 milliards d'euros aux conditions économiques initiales ». Mais les priorités divergeaient : le Royaume-Uni voulait acquérir des appareils au plus vite ; l'Allemagne surveillait le budget avec un calendrier élastique ; l'Espagne espérait surtout développer son industrie aéronautique ; quant à la France, elle souhaitait répondre à un besoin opérationnel, mais aussi « faire avancer l'Europe de la défense ». Au total, estiment les parlementaires, ces stratégies différentes « ont conduit à prolonger les négociations plus que de mesure », ainsi qu'à imposer des conditions contractuelles difficiles... En l'absence d'un État pilote, « le dialogue indispensable entre l'industriel et le donneur d'ordres a fait défaut », poursuivent-ils. « En outre, le principe du juste retour a été appliqué strictement, aussi bien pour le moteur que pour l'avion. » « Enfin, la faible capacité de l'Occar à prendre des décisions [...], le manque de dialogue entre EADS et les sous-traitants, ainsi que les problèmes d'organisation du consortium des motoristes ont conduit à retarder l'identification des problèmes et donc leur résolution. »

Une exception, l'A400M ? « Bien au contraire », proclame Jean-Dominique Merchet dans son dernier livre (4). L'animateur du blog Secret Défense, collaborateur de Libération et conférencier occasionnel de la NAR, rapporte que « l'autre programme phare de la coopération européenne, l'hélicoptère NH90, souffre des mêmes maux ». L'industrie d'armement serait « victime de l'idée que plus on embarque de partenaires [...], mieux c'est » ; idée dont le seul mérite serait d'être européenne.

Réussite en solo

À l'opposé, l'auteur souligne la réussite du Rafale : « Très critiqué, le choix de jouer en franco-français apparaît aujourd'hui comme le plus rationnel, tant sur le plan des finances publiques que sur celui des besoins militaires. » Et de citer la Suède en exemple, qui produit des avions militaires et réussit même à en exporter : « Ce que la petite Suède sait faire, et plutôt bien, il n'y avait aucune raison que la France – six fois plus grande – ne puisse le réussir, n'en déplaise aux idéologues qui estiment, une fois pour toutes, que la France est trop petite. »

Fustigeant la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD), Jean-Dominique Merchet juge lamentables les multiples déclarations d'intention jamais suivies d'effet. On  attribue certes quelques réalisations concrètes à la PESD, mais dont la dimension "européenne" serait souvent usurpée, comme en Bosnie : « En décembre 2004, l'opération militaire Althéa prend la suite de l'Otan. Pour plus d'efficacité, l'UE le fait néanmoins avec les moyens et capacités de commandement de l'Otan, dans le cadre des accords dits de "Berlin Plus". » Première mission navale entreprise sous l'égide de l'Union, l'opération Atalanta lutte avec succès contre la piraterie au large de la Somalie. Mais « "on ne déploie pas de bateaux exprès pour cette mission", explique-t-on à l'état-major de la Marine rue Royale. "On a deux bateaux qui auraient été là-bas de toute façon dans le cadre de notre présence dans l'océan Indien." »

L'UE et les tâches ménagères

Autant d'exemples illustrant « la grande illusion de la défense européenne ». Avec un mépris teinté d'humour, Jean-Dominique Merchet observe que l'Europe « est conçue pour les temps ordinaires », ce qui s'avère à certains égards « bel et bon » : « Comme le disait l'inoubliable Paul Volfoni des Tontons flingueurs, "les tâches ménagères ne sont pas sans noblesse". » Mais là où il est question « de vie et de mort », on entre dans une cour où « l'Europe ne joue pas et n'est pas prête de le faire ».

Ce petit livre, clair et concis, est un vrai réquisitoire. Pour l'étayer, l'auteur convoque Carl Schmitt et Joseph de Maistre. Ses arguments suffiraient-ils à prononcer la condamnation de l'UE ? Pas forcément, car la PESD apparaît bien marginale au sein de l'Union, dont l'ossature demeure le marché unique. Et si la défense témoigne des méfaits de l'idéologie européiste, celle-ci n'est pas le seul moteur de la construction européenne, où interviennent également des calculs d'intérêts. Cela dit, Jean-Dominique Merchet confesse volontiers un euroscepticisme plus prononcé que celui d'un Védrine, par exemple. Quant au souverainisme, « c'est un mot qui ne me fait pas peur » nous a-t-il confié, tout en se définissant plutôt comme un « gaulliste du 18 juin ».

(1) Les États engagés dans le programme A400M sont les suivants : Allemagne (60 avions), France (50), Espagne (27), Grande-Bretagne (25), Turquie (10), Belgique (7) et Luxembourg (1). L'Afrique du Sud a commandé huit appareils et la Malaisie quatre.

(2) Jacques Gautier & Jean-Pierre Masseret : Rapport d'information sur les conditions financières et industrielles de mise en œuvre du programme A400M. Annexe au procès-verbal de la séance du 10 février 2009, 97 pages, disponible en téléchargement gratuit sur le site Internet du Sénat.

(3) Cité par Nicolas Gros-Verheyde : « Louis Gallois s'explique ». Europolitique, n° 3722, 26 mars 2009. Cf http://bruxelles2.over-blog.com/

(4) Jean-Dominique Merchet : Défense européenne, la grande illusion. Larousse, coll. "À dire vrai", 126 pages, 9,90 euros. Deux extraits sont en ligne sur le blog de l'auteur : http://secretdefense.blogs.liberation.fr/

2 commentaires pour "Une défense européiste"

  1. Catoneo

    Le 12 septembre 2009 à 14 h 11 min

    La sophistication à outrance qui plombe le programme A400M dérive de cette propension des ingénieurs de l'armement à valoriser leurs positions par la complication, sinon même la complexité qui en impose aux péquins du ministère.
    Or, à l'exception de quelques secteurs comme le renseignement et l'acquisition de cible, la sophistication est une entrave en temps de guerre. Pourquoi faut-il que le Tigre d'Eurocopter vole sur le dos ?
    Tout fantassin sait qu'un bon fusil est celui qui ne s'enraye jamais et dont le fût ne flambe pas à la baïonnette, que la meilleure pelle pliante est celle dont l'acier est aiguisable et qu'un casque ne doit pas le rendre sourd.

    Hors des domaines précités, la sophistication est stupide. Dans les guerres asymétriques elle alourdit les opérations car toute sophistication convoque sa propre protection ; dans les guerres de choc mécanique, c'est la solidité et la masse qui compte. Et tant pis si ça fait un peu "russe" de l'affirmer. J'ai quelquefois cité le dernier combat de chars d'ampleur qui eut lieu sur le Golan entre les escadrons syriens et israéliens (Yom Kippour 1973). Tous les chefs de char étaient en tourelle car la poussière des tirs et des impacts obscurcissait les épiscopes et tous les ordres étaient hurlés ; la nuit l'infrarouge était inutilisable. Ils marchaient à l'oreille (sans casque).

    Par bonheur, on voit que l'équipement de nos troupes engagées en Afghanistan s'améliore dès qu'on laisse parler le "bon sens" et que l'on fait taire les guerriers de caisse à sable.

  2. GD

    Le 12 septembre 2009 à 14 h 32 min

    Votre commentaire fait écho, me semble-t-il, à cette mise en garde du directeur du Collègue interarmées de défense pointant les risques du "tout technologique" :

    http://secretdefense.blogs.liberation.fr/defense/2009/07/desportes.html

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