Le français dans la Babel européenne

18 mars 2010
Article publié dans L'Action Française 2000

Tandis que la Francophonie fête son quarantième anniversaire, alors que ses adhérents ont renforcé leur poids dans l'UE, le français perd du terrain en Europe depuis les derniers élargissements. Qu'en est-il, désormais, de son usage dans les institutions de l'Union ?

Samedi 20 mars sera célébrée la journée internationale de la Francophonie, quarante ans après la signature du traité à l'origine de l'organisation éponyme (l'OIF). Plusieurs centaines d'événements sont annoncés sur le Vieux-Continent pour fêter cet anniversaire. Outre la France, l'Union européenne compte quatorze États membres appartenant à l'OIF : cinq membres à part entière avec la Belgique, la Bulgarie, la Grèce, le Luxembourg et la Roumanie ; un membre associé, Chypre ; et huit pays observateurs, l'Autriche, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie.

Paradoxe

À la faveur des derniers élargissements, les ressortissants de la francophonie institutionnelle ont accru leur présence dans l'Union. Une chance pour la langue de Molière ? Loin s'en faut. The more languages, the more english ! « La logique est en effet implacable, commente Astrid von Busekist. L'anglais possède la plus grande centralité (la proportion de locuteurs multilingues compétents en anglais en tant que langue seconde), bien qu'il ne possède pas la plus grande prévalence (la proportion de natifs d'une langue, soit les locuteurs des [...] langues européennes). » (Dictionnaire critique de l'Union européenne, Armand Colin)

« L'année 2009 a confirmé la tendance observée depuis plusieurs années au sein de l'UE », souligne le rapport au Parlement sur l'emploi de la langue française diffusé par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF). « Sous l'effet de l'élargissement de 2004, on assiste à un renforcement des positions de l'anglais et à une érosion parallèle de celles de notre langue et, plus encore, des autres langues. »

On relève quelques nuances selon les institutions, voire les rotations de la présidence semestrielle. « La part du français est logiquement plus élevée au cours des présidences francophones. Cependant, même lorsque cette langue est le français, il arrive que le projet rédigé par le secrétariat général du Conseil (SGC) soit en anglais, ce qui révèle un affaiblissement de la capacité de rédaction des fonctionnaires du SGC dans notre langue. En matière d'interprétation en revanche, les règles en vigueur font toute sa place au français et demeurent appliquées très strictement. » Selon le sénateur Jacques Legendre, auteur d'un rapport déposé le 11 mars 2009, « un bilinguisme traditionnel anglais-français » caractériserait les réunions des groupes de travail sur la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Sera-t-il remis en cause par la nomination d'une Britannique au poste de Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité ? La langue de Shakespeare est en tout cas la seule qui lui soit familière.

Un déclin flagrant

Conformément à son "manuel des procédures opérationnelles", la Commission s'appuie sur trois langues de travail. Selon la DGLFLF, « l'examen des documents traduits au cours de cinq dernières années montre que les élargissements et le passage consécutif de onze à vingt-trois langues officielles ont été suivis à la fois d'une accélération du recours à l'anglais et d'un recul sensible du français et de l'allemand ». Entre 1996 et 2008, la proportion de documents rédigés initialement en français est passée de 38 à 11,9 %, tandis que l'anglais progressait de 45,7 à 73,55 %.

Dans la salle de presse du Berlaymont (le siège de la Commission), le français aurait jadis régné sans partage. Dorénavant, il serait utilisé à parts égales avec l'anglais, rapporte la DGLFLF. Le président de la Commission, José Manuel Durao Barroso, aurait pourtant confié que lorsqu'il pratiquait la langue de Molière devant la presse, « cela créait des remous dans la salle » (Coulisses de Bruxelles, 18/01/2010). Notre confrère Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, a d'ailleurs tiré la sonnette d'alarme à plusieurs reprises.

Le déclin est moindre au Parlement européen, dont le tiers du budget est consacré aux dépenses de traduction et d'interprétation. « L'obligation d'interprétation est systématiquement respectée pour le français », affirme la DGLFLF. Un seul manquement aurait été signalé en 2009, « au sein d'une commission, dû à la configuration technique de la salle et à l'absence attendue de députés français ». Pour autant, poursuit la Délégation, « l'approche plus flexible adoptée concernant les documents et réunions préparatoires contribue à renforcer le rôle de l'anglais [...] comme la langue de travail des contacts informels. [...] Par ailleurs, la possibilité de disposer d'une version en français des amendements aux projets de textes dépend du temps dont disposent les services de traduction. »

Jacques Legendre rappelle « l'importance des usages linguistiques à l'occasion de réunions informelles, que ce soit entre ministres ou encore lors d'interruptions de séance au cours desquelles les délégués des États membres ont l'opportunité de se concerter sur leurs positions ». À cet égard, le français serait « sensiblement plus présent [...], en particulier lorsqu'il s'agit de se consulter entre délégués de pays de langue latine ou de pays associés à l'espace francophone ».

Dans ce contexte, la Cour de justice ferait presque figure d'ilot préservé. Traditionnellement, la langue de Molière y est employée pour délibérer. « Cette situation n'est pas nécessairement neutre en termes d'effets sur la jurisprudence » remarque le parlementaire, « la Cour étant en effet susceptible d'être plus sensible à la tradition du droit romano-germanique qu'à la tradition juridique anglo-saxonne, inspirée de la Common law. Le français dispose ainsi d'une position privilégiée au sein d'une institution de quelque 1 800 agents. »

« La langue ne se résume pas, en effet, à un simple instrument de communication », martèle le parlementaire. « Elle est également le vecteur d'expression de cultures politiques, juridiques et économiques spécifiques aux pays dont elle est la langue naturelle. [...] À l'évidence, la prédominance d'une langue, notamment dans le cadre de négociations diplomatiques, constitue un levier d'influence majeur. »

Une âme québecoise

Nos politiques en ont-ils conscience ? Le cas échéant, ils devraient compter avec de fortes pressions en faveur du "tout anglais". « La traduction des documents officiels coûte 65 millions d'euros par an et par État membre », a estimé Astrid von Busekist. « Pour huit des vingt langues [vingt-trois désormais...], le coût de la traduction dépasse 25 euros par citoyen et [il] atteint 980 euros pour chaque citoyen maltais. »

Jean-Pierre Raffarin s'est rendu à Bruxelles le 14 janvier, où il a rencontré les présidents du Conseil européen, de la Commission et du Parlement. En qualité de "représentant personnel du président de la République, il entendait défendre auprès d'eux l'usage du français dans les institutions européennes. « Le français ne recule que lorsque l'offre de français est insuffisante », a proclamé l'ancien Premier ministre. « Quand, dans une ville du monde, on ouvre une école française, les capacités d'accueil sont immédiatement saturées. Quand dans une institution on fragilise le français, ce sont les valeurs du pluralisme et de l'humanisme qui sont étouffées. » Et de lancer : « Pour le combat du français et de la francophonie, j'ai l'âme résistante, l'âme québécoise ! »

Le secrétariat général aux Affaires européennes signalerait systématiquement les entorses faites au multilinguisme institutionnel en rédigeant une protestation destinée à l'organisme pris en défaut. En règle générale, si l'on en croit la DGLFLF, « ces initiatives portent leurs fruits s'agissant de la publication d'annonces de recrutement spécifiant que les candidats doivent obligatoirement être de langue maternelle anglaise et de la publication d'appels d'offres en anglais, d'autant plus que, dans ce dernier cas, le Commission a l'obligation de les publier au Journal officiel de l'Union européenne. À titre d'exemple, le secrétariat général aux affaires européennes est intervenu, après avoir été saisi par le Centre national de la recherche scientifique, dans le cas d'appels d'offres exigeant une réponse [...] en  anglais. »

Formons, formons !

Astrid von Busekist voudrait imposer la combinaison de l'anglais, du français et de l'allemand « car c'est celle qui exclut le moins : 19 % seulement des citoyens de l'Union des quinze ne possèdent aucune de ces trois langues et ce taux s'élève à 26 % dans l'UE des vingt-cinq ». En soutenant un tel projet, la France s'attirerait toutefois les foudres de moult partenaires. Tout particulièrement l'Espagne, l'Italie, le Portugal, les Pays-Bas et la Pologne, précise M. Legendre. Lequel « invite les pouvoirs publics français à la plus grande prudence dans leurs démarches en faveur du seul français [...], en soulignant notamment la nécessité de ménager la susceptibilité d'autres langues sensiblement négligées dans le processus décisionnel européen. Il s'agit d'envisager la promotion de la diversité linguistique dans sa globalité et de ne pas se limiter à un combat vain et naïf fondé sur un antagonisme systématique entre le français et l'anglais. »

La priorité doit être accordée à la formation, notamment en direction des fonctionnaires étrangers. La mise en œuvre d'un "plan pluriannuel d'action pour le français en Europe" avec la Communauté française de Belgique, le Luxembourg et l'OIF s'inscrit dans cette démarche. Le budget de ce programme s'est élevé à 2,3 millions d'euros en 2008. Ne négligeons pas non plus la formation de nos compatriotes aux langues étrangères : anticipant de prochains départs en retraite, la Commission européenne s'était inquiétée, le 23 septembre dernier, d'une pénurie sérieuse d'interprètes de langue française pour les cinq à dix ans qui viennent...

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