L'Europe, un chemin vers l'espace ?

3 décembre 2014
Article publié dans L'Action Française 2000

Chef de file de "l'Europe spatiale", la France a su jouer la carte multilatérale au bénéfice du lanceur Ariane, dont la sixième génération vient d'être mise en chantier.

Enthousiasmé par la « merveilleuse aventure » de la sonde Rosetta, notre confrère Bruno Dive s'est demandé dans Sud Ouest « quelle meilleure réponse » pouvait être apportée « à tous les professionnels de l'euroscepticisme ». C'est oublier que ceux-ci dirigent leurs attaques surtout contre Bruxelles, qui ne dispose explicitement d'une compétence en matière spatiale que depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009. De fait, à l'exception notable de Galileo (l'alternative européenne au GPS américain), les programmes spatiaux menés à l'échelle du Vieux-Continent le sont sous l'égide non pas de l'Union européenne (UE), mais de l'Agence spatiale européenne (ESA), qui s'en distingue par son caractère intergouvernemental. « Jusqu'à présent », souligne Guilhem Penent, dans un ouvrage consacré à l'Europe spatiale (1), celle-ci « a toujours été considérée comme le moyen de concrétiser une ambition nationale » ;  ni l'ESA, ni les États membres ne s'en sont jamais cachés » : « le mode de financement, la pratique du "juste retour" géographique, la structure même de l'organisation, sont d'ailleurs suffisamment explicites pour rendre inutile et déplacée une telle pudeur ».

Un pari gagnant

Cela étant, peut-être Paris verrait-il d'un bon œil l'intégration de l'ESA à l'UE. Ce faisant, sans doute espérerait-il tirer à lui la couverture du budget communautaire, au bénéfice de ses propres investissements : « avec 30 euros par an et par habitant dédiés au spatial civil », rappelle Guilhem Penent, « la France a dans ce secteur le deuxième budget au monde, derrière les États-Unis (46 euros), mais devant l'Allemagne (16 euros) et le Royaume-Uni (6 euros) ». Quoi qu'il en soit, sous une forme ou sous une autre, l'Europe demeurera le cadre structurant (mais non exclusif, comme en témoigne, par exemple, la coopération avec l'Inde) de la politique spatiale de la France, étant entendu que « le coût et la complexité inhérents à la technique spatiale sont tels qu'aucune nation européenne ne saurait développer une capacité spatiale autonome et compétitive sur ses fonds propres ». Dans le cas présent, la carte européenne nous apparaît d'autant plus pertinente que Paris est parvenu à la jouer tout en assurant la maîtrise d'œuvre du programme Ariane, dont « la percée [...] sur le marché mondial des lancements est très certainement le signe extérieur de réussite le plus spectaculaire de l'Europe spatiale ».

La menace SpaceX

Fiabilité, disponibilité et adaptabilité ont garanti, jusqu'à présent, le succès commercial du lanceur européen. Mais qu'en sera-t-il demain ? Ariane ne se prête plus très bien à la mise en orbite des satellites institutionnels, devenus trop légers pour rentabiliser l'emploi d'un lanceur aussi puissant. Quant aux satellites commerciaux, leur poids diminue à mesure qu'ils adoptent une propulsion électrique. Parallèlement, la concurrence s'intensifie. Ses assauts les plus virulents émanent d'un nouveau venu, SpaceX. Créée en 2002 par l'entrepreneur américain Elon Musk, par ailleurs cofondateur de Paypal et Tesla Motors, cette société développe un lanceur dont le premier étage devrait être réutilisé d'un tir à l'autre dès l'année prochaine – une première ! Aussi les clients d'Arianespace pressent-ils Paris et ses partenaires de se mettre à la page. Eutelsat s'est d'ores et déjà porté candidat pour prendre part au premier lancement d'Ariane 6, dont l'avenir a été tracé mardi dernier, 2 décembre, à l'issue de la conférence ministérielle des États membres de l'ESA. « Alors qu'Ariane 5 a été conçue pour être un moteur de développement pour l'Europe spatiale [...], Ariane 6, envisagée pour 2021-2022, vise au contraire à minimiser les coûts de développement, la durée de  développement, et les coûts d'exploitation », explique Guilhem Penent. Cependant, Paris doit compter avec les réticences de Berlin, qui privilégie le développement d'Ariane 5 ME (midlife evolution), une version modernisée du lanceur actuel.

Frilosité allemande

Il est vrai que la négociation semblait mal engagée : la France « se contente de poursuivre sur sa lancée en proposant plus ou moins unilatéralement une nouvelle version du lanceur Ariane », déplore Guilhem Penent : « de fait la configuration Ariane 6 de type PPH, deux étages à poudre et un étage à hydrogène et oxygène liquides, a été retenue sans que le reste des Européens apparaissent véritablement sollicités ». Selon notre confrère Alain Ruello, « les doutes de Berlin ne sont pas illégitimes ». « Avec un premier tir prévu en 2020 », souligne-t-il dans Les Échos, « le projet Ariane 6 tel qu'il se dessine revient à tirer un trait sur Ariane 5 ME [...] car les budgets ne permettent pas de tout faire dans un laps de temps aussi rapproché. Mais l'histoire des grands projets montre qu'ils sont souvent sujets à retard, et donc à surcoûts. »

Cela dit, « si l'Allemagne soutient contre vents et marées un tel programme », remarque Guilhem Penent, dans une note publiée par l'Ifri (Institut français des relations internationales) (2), « c'est non seulement parce qu'il lui paraît le meilleur scénario face à la concurrence américaine, mais c'est aussi parce que ce lanceur est le plus favorable à son industrie ». À cela s'ajoutent des divergences plus fondamentales. En effet, « l'Allemagne n'a [...] jamais caché qu'elle n'accordait pas la même importance à l'objectif d'autonomie ». Berlin a même souscrit aux services de SpaceX pour lancer ses satellites d'observation radar – une  trahison ! Autrement dit, « alors que l'Allemagne privilégie les aspects technologiques et industriels, la France propose une approche à la fois plus globale [...] et plus politique du spatial ». Sans doute cela explique-t-il également son immixtion, encore trop timide cependant, dans l'analyse autonome des menaces pesant sur les satellites en orbite, devenues critiques avec la multiplication des débris spatiaux. « Fait remarquable, la première collision jamais répertoriée a d'ailleurs affecté un satellite militaire français », rappelle Guilhem Penent. C'était en 1986. Preuve que la France fait toujours figure de pionnier, fût-ce à son corps défendant !

1 – Guilhem Penent, L'Europe spatiale, le déclin ou le sursaut, Argos, 190 pages, 15 euros.

2 – Guilhem Penent, Ariane 6 – Les Défis de l'accès à l'espace en Europe, Actuelles de l'Ifri, novembre 2014.

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