Jacques Bainville et l'Action française
4 mai 2016
Article publié dans L'Action Française 2000
Journaliste, historien, Jacques Bainville (1879-1936) est toujours resté très lié à l'Action française, tout en rayonnant au-delà. Nous remercions son biographe, Christophe Dickès, de nous avoir éclairé sur ce point. La place ayant manqué dans les colonnes du journal, nous publions ci-dessous l'intégralité des réponses qu'il nous a apportées
Présenter Jacques Bainville « comme un historien d'Action
française
» reviendrait-il à entretenir « une fausse
vérité
», comme cela a été dit dernièrement au micro de Radio
Courtoisie ?
Il me semble difficile de séparer Jacques Bainville de l'école d'Action
française. Dès les premières années de l'AF, Bainville tient à populariser
l'idée de monarchie. Ceci est très net dans sa réponse à l'Enquête
sur la Monarchie de Maurras : il explique qu'il est
nécessaire d'adopter un comportement pédagogique à l'égard de la
population afin de faire comprendre les bienfaits des idées monarchiques.
Plusieurs années après, en 1924, il publie son Histoire de France
qui a précisément cette vocation : réhabiliter l'histoire et le
travail des rois de France alors qu'ils étaient dénigrés par l'histoire
républicaine et progressiste. Bainville est un vulgarisateur, dans le bon
sens du terme. On le sait, il fait partie des historiens dits engagés. Il
est considéré comme tel dans les études historiographiques. Or cet
engagement en faveur des idées monarchiques défendues par l'AF ne souffre
aucune contestation. Il faut aussi lire son carnet intime de 1929 que j'ai
publié aux éditions Robert Laffont dans la collection Bouquins. Il parle
de l'AF de la façon suivante en 1929 : « La faiblesse de l'AF
n'est pas, comme le croyait Barrès, de ne s'adresser qu'à la raison et
de ne pas tenir compte des puissances des sentiments. C'est de ne
s'adresser qu'aux sentiments nobles, désintéressés, à l'amour du bien
public, à la vertu.
» Mais au-delà de ces sentiments, Bainville
a complètement intégré dans son analyse politique le modèle maurrassien de
l'empirisme organisateur.
Jacques Bainville accordait-il une importance particulière à son travail pour L'Action Française, ou bien collaborait-il avec elle au même titre qu'avec d'autres journaux ?
Selon les archives des Renseignements généraux, la fameuse sous-série F7, Bainville fait partie des structures de l'AF dans les années d'avant-guerre. Avec le temps, son engagement militant sera moindre. Mais Jacques Bainville a été toute sa vie rédacteur de L'Action Française. Il avait à l'AF son bureau et ses amitiés, qu'il n'a jamais trahies. Il disait de Maurras qu'il lui devait tout, sauf la vie. L'idée que Bainville aurait pris ses distances avec l'AF vient du fait qu'après-guerre, ses succès d'écrivain lui ont permis de s'émanciper et de s'engager pour plusieurs journaux en dehors du cercle monarchiste : La Liberté, Le Petit Parisien, etc. Mais cette émancipation et cet engagement professionnel ne doivent pas occulter la persistance de son antiparlementarisme et de son antilibéralisme. Ceux qui veulent sortir Bainville de l'AF raisonnent par anachronisme en estimant que le modèle de la Ve République aurait convenu à Bainville. En effet, l'intégration de la politique étrangère comme un domaine réservé du président de la République, sous la Ve République, aurait pu remporter son adhésion. D'ailleurs, du point de vue des idées, il me semble évident que ce domaine régalien a été intégré à la constitution de la Ve République sous l'effet de la pensée politique de Charles Maurras. Le colloque organisé par le professeur Georges-Henri Soutou et Martin Motte sur l'influence de Maurras sur la politique étrangère de la France l'a très bien montré (Georges-Henri Soutou et Martin Motte, Entre la vieille France et la seule France, Economica-ISC, collection Bibliothèque stratégique, 2010). Il ne faut donc pas faire de contresens : c'est bien Maurras et Bainville qui ont inspiré la politique étrangère de le la France et le fameux domaine réservé. Non l'inverse.
Sa distance vis-à-vis des antidreyfusards et sa défiance à l'égard de l'antisémitisme ne plaçaient-elles pas Jacques Bainville en marge des nationalistes qu'il côtoyait ?
Votre question montre toute la complexité de l'époque de l'affaire Dreyfus mais aussi de l'Action française en général. Lionel Jospin s'était pris une volée de bois vert de la part des historiens en plaçant la gauche du côté des dreyfusards, la droite du côté des antidreyfusards... La grille de lecture est bien plus nuancée. Bainville est dreyfusard sur le plan judiciaire, antidreyfusard sur le plan politique car il est estime que les conséquences de l'affaire seront catastrophiques pour la France. Quand l'affaire atteint son paroxysme, il observe tout cela d'Allemagne. Et il s'inquiète de la division française face à l'empire wilhelmien en devenir... Cette idée va jouer sur son engagement monarchiste. Ceci dit, il faut rappeler qu'il n'avait aucun engagement politique ni littéraire à cette époque. Rappelons aussi que quand Dreyfus est condamné en 1894, il a à peine quinze ans !
Jacques Bainville se définissait-il lui-même comme nationaliste ?
Oui, c'est évident. Toute son œuvre sur l'Allemagne et la France en est la preuve évidente. Les intellectuels du IIIe Reich justifient le nationalisme allemand contre la France en partant de l'œuvre de Bainville. Pour eux, il s'agit de répondre à la conception westphalienne de l'Allemagne prônée par Bainville dans la tradition politique de Richelieu.
Alors qu'il était réputé pour sa modération, comment s'entendait-il avec Léon Daudet, qui disait vomir les tièdes ?
C'était tout simplement son meilleur ami. Jacques Bainville est celui qui
va reconnaître le corps de Philippe Daudet à la morgue en 1923... C'est
vous dire les liens qui unissaient les deux familles. Une autre
anecdote : Hervé, le fils de Jacques, n'a entendu son père se mettre
en colère qu'à une seule reprise : alors que Léon Daudet était en
exil en Belgique, les Bainville déjeunaient chez eux ; or un
journaliste a eu le malheur de sonner à la porte et de les déranger ;
Bainville est entré dans une colère noire, chassant manu militari
l'impétrant. Bainville était un faux calme et il ne supportait pas une
telle intrusion dans l'intimité familiale et amicale. Dernière
anecdote : après son élection à l'Académie française, Bainville rend
hommage aux Daudet, Pampille (Marthe Daudet) et Léon : « Je
crois que si nous avons montré quelque chose, c'est que l'amitié n'est
pas une chimère.
[...] Il y a vingt-huit ans, depuis la
fondation du journal, que nous sommes assis, Léon Daudet et moi, à la
même table de travail.
[...] Je crois que si on voulait la
scier, elle résisterait comme du granit, bien qu'elle ne soit que de
bois blanc.
»
Soucieux de la place de la France au sein du concert des nations,
se distinguait-il en cela d'un Maurras prônant la politique de « la
seule France
» ?
C'est une excellente question à laquelle j'ai répondu à l'occasion du colloque que j'évoquais précédemment. Sur les principes, Bainville était maurassien. Plus maurassien d'ailleurs que Charles Maurras lui-même. Encore une fois, l'empirisme organisateur constitue la base de l'analyse politique bainvillienne empruntée à Maurras. C'est une des conclusions de ma thèse de doctorat. Néanmoins, dans les faits politiques, Bainville fait évoluer Maurras, notamment sur l'entente cordiale. Je me permets de renvoyer vos lecteurs à ma contribution à ce colloque.
Constatant qu'à la différence de Maurras, Bainville ne s'était
pas enthousiasmé devant Athènes, vous avez parlé d'une « nuance
importante
» dans un précédent entretien ; que
vouliez-vous dire ?
Bainville voyage en Grèce comme tout intellectuel de la IIIe République se devait de le faire. Il tire de ce voyage le livre Les Sept Portes de Thèbes. Mais le biographe de Bainville, Dominique Decherf, montre bien que ce voyage ne lui a tout simplement pas plu. Il a beaucoup de mal à s'extasier devant des ruines et des pierres qui, tout simplement, ne l'inspirent gère... C'est ici que l'on voit que Bainville est plus "romain" que "grec".
Les opinions libérales de Jacques Bainville étaient-elles
contestées au sein de l'AF ? Il n'y a « rien de plus
terrible que la liberté donnée à l'État d'imprimer du papier-monnaie
»,
écrivait-il, par exemple, dans L'Action Française du
2 novembre 1925 ; aujourd'hui, de tels propos ne feraient-ils
pas bondir les souverainistes ?
Bainville pensait au système de l'Écossais John Law sous la régence de Philippe d'Orléans ou encore aux assignats de la Révolution française : il critiquait l'artificialité du papier-monnaie. Je ne sais pas s'il a rencontré des objections au sein de l'AF sur son libéralisme économique. Cela devait être sûrement le cas. Néanmoins, sa réputation en matière d'investissements n'était plus à faire. Il donnait des conseils boursiers dans la Revue universelle et rendait accessibles les difficultés de l'économie dans le journal populaire Le Petit Parisien. Cela pouvait le distinguer au sein de l'Action française, dont les composantes sont bien plus complexes que l'historiographie le laisse souvent entendre.
Des essayistes présentant l'histoire comme le fruit d'une volonté, d'une planification, voire d'une conspiration, sont parfois considérés comme les héritiers de Jacques Bainville ; n'est-ce pas se méprendre quant à la nature de sa pensée ?
À la différence de Maurras, Bainville n'a jamais parlé de la
franc-maçonnerie et encore moins de complot juif. Il ne se reconnaissait
pas dans la théorie maurrassienne des États confédérés. En revanche, il a
critiqué le projet idéologique wilsonien après la Grande Guerre, projet
d'inspiration protestante d'ailleurs rejeté par la représentation du
peuple américain... Bainville n'a jamais fait du conspirationisme un fonds
de commerce et je n'ai jamais trouvé trace chez lui de l'existence d'une
telle planification. D'un point de vue plus général, il estimait que la
nature était plastique. Que l'histoire était faite de renaissances et de
décadences, et que l'homme pouvait agir sur son milieu. D'où le fameux mot
de Maurras : « Tout désespoir en politique est une sottise
absolue.
» Bainville écrivait lui, toujours en 1929 : « Le
nationalisme interdit d'aller jusqu'au bout de la théorie de la
catastrophe.
» Néanmoins, il confesse par ailleurs son
pessimisme, voire une forme de nihilisme mais dont il n'a jamais fait
profession publiquement. Une attitude qui est la conséquence d'une
lucidité sur cette Europe qui, pour la deuxième fois en moins de
vingt-cinq ans, allait sombrer dans le chaos.
Quelle trace l'œuvre de Jacques Blainville a-t-elle laissé dans l'histoire ?
Je dirai un quadruple héritage : une conception géopolitique de la France et de son rôle dans le concert des nations ; l'image aussi d'un Cassandre alors que le conflit franco-allemand avait atteint son paroxysme dans l'histoire européenne ; un style absolument remarquable mais aussi des articles aux accents profondément contemporains : il faut, par exemple, relire L'Avenir de la civilisation écrit au lendemain de la Grande Guerre. Ce texte garde toute son actualité et n'a pas pris une ride.
À lire – La Monarchie des Lettres, anthologie des grands textes de Jacques Bainville (Histoire de trois générations, Histoire de deux peuples, Les Conséquences politiques de la paix, des récits de voyages, un choix de correspondances, mais aussi une centaine d'articles de presse tirés de la Revue universelle, La Liberté, L'Action Française, Candide, Le Capital), introductions et notes de Christophe Dickès, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2011, 1 152 pages, 30,50 euros.
NB – Le 19 mars 2016, au micro de Radio
Courtoisie, Michel Rouche, professeur émérite à la Sorbonne, a
fait l'éloge de Jacques Bainville et de son Histoire de France.
Il participait au Libre Journal des lycéens animé par
Antoine Assaf. Cependant, il a évoqué ce « point fondamental
»
à ses yeux : « beaucoup de gens sont persuadés de cette
fausse vérité, à savoir qu'ils considèrent Jacques Bainville comme un
historien d'Action française
», a-t-il déclaré ; or, a-t-il
poursuivi, « lui-même a toujours protesté en disant qu'il n'était
pas membre de l'Action française
» ; et d'affirmer
que « les manifestations qui ont éclaté à la mort de Jacques
Bainville organisées par l'Action française étaient une tentative
d'annexion de la pensée de Jacques Bainville
» ! Il est
vrai que celui-ci a rayonné bien au-delà de l'AF, mais de là à
l'en détacher ainsi, il y un pas que nous nous serons bien évidemment les
derniers à franchir ! L'intervention d'Alain Lanavère s'est avérée
plus consensuelle : « Bainville avait l'immense mérite de
n'être pas universitaire
», a-t-il expliqué « donc
il n'écrit pas l'histoire avec le jargon des universitaires
» ;
« il était un homme tout à fait de son temps, et sa langue est
admirable de clarté
».