Incertitudes européennes

20 décembre 2007
Article publié dans L'Action Française 2000

La partie n'est pas encore gagnée pour les promoteurs du traité de Lisbonne.

L'absence du Premier ministre britannique n'aura pas empêché la signature du traité de Lisbonne le 13 décembre dernier, dans le cloître du monastère des Jeronimos datant du XVIe siècle, où le Portugal avait déjà signé son traité d'adhésion à l'Union européenne en 1985. Programmée pour le 1er janvier 2009, l'entrée en vigueur de ce texte n'est pas acquise : une nouvelle période d'incertitude vient de s'ouvrir, celle de la ratification par les vingt-sept États membres de l'UE.

Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères et européennes, l'avait rappelé le 11 décembre devant les députés : « La France souhaite montrer l'exemple [...] : dès le lendemain de la signature, le Conseil constitutionnel sera saisi. » Finalement, cela aura été fait le jour même. Un projet de loi constitutionnelle devrait être présenté en Conseil des ministres début janvier, puis examiné par l'Assemblée nationale et le Sénat, respectivement, les 14 et 28 janvier 2008, avant une adoption par le Congrès le 4 février, à la majorité des trois cinquièmes. Ce préalable est rendu nécessaire par la référence explicite de la Constitution française au défunt traité constitutionnel européen : paradoxalement, bien qu'il consacre la primauté "effective" du droit communautaire, le traité de Lisbonne reste soumis à notre loi fondamentale, qui ne saurait s'en accommoder sans une énième révision... L'Assemblée et le Sénat devraient entériner la ratification par une loi votée entre les 5 et 8 février.

Sarkozy tient ses promesses

Ce processus arrivera vraisemblablement à son terme sans encombre. Confronté à la fronde des "nonistes", qui sont prompts à dénoncer un « coup d'État », le gouvernement pourra s'abriter derrière les promesses de campagne du président de la République. Le 21 février 2007 à Strasbourg, Nicolas Sarkozy avait clairement proclamé ses intentions : « Débloquer l'Europe institutionnellement, ce sera le sens de ma première initiative européenne si je suis élu. Dans ce but je proposerai à nos partenaires de nous mettre d'accord sur un traité simplifié qui reprendra les dispositions du projet de traité constitutionnel. [...] Je proposerai notamment de mettre fin à la règle de l'unanimité. [...] Ce traité simplifié, de nature institutionnelle, sera soumis pour ratification au Parlement. » Dans ces conditions, comment prétendre que la démocratie a été bafouée ? Les électeurs ont librement renouvelé leur soutien à ceux dont ils avaient apparemment désavoué la politique par référendum deux ans plus tôt... Point de putsch derrière tout ça ! Ce phénomène illustre simplement le conservatisme du suffrage universel et témoigne des aberrations inhérentes à la démocratie. Les souverainistes républicains finiront par en tirer les conséquences... De toute façon, il est vain de courir après une souveraineté privée de souverain !

À la limite, on reprochera à Nicolas Sarkozy d'avoir parlé abusivement d'un traité « simplifié ». Alors que la Constitution européenne se proposait de réintégrer les traités existants dans un nouveau texte, le traité de Lisbonne amende les traités en vigueur (Rome, Euratom, Maastricht) pour y apporter – à quelques détails près, exception faite des symboles – les mêmes innovations. Il en résulte un document beaucoup moins lisible, mais c'était l'objectif poursuivi si l'on en croit Valéry Giscard d'Estaing. « Quel est l'intérêt de cette subtile manœuvre ? D'abord et avant tout d'échapper à la contrainte du recours au référendum, grâce à la dispersion des articles, et au renoncement au vocabulaire constitutionnel. » (Le Monde, 26/10/2007)

Le traité de Lisbonne supprime les "Communautés européennes" appelées à se fondre dans l'Union, et met à jour quelques termes dépassés, en remplaçant par exemple la mention de l'écu par celle de l'euro. La lecture de la version consolidée des traités ainsi modifiés s'en trouvera un peu moins confuse... Tout au plus s'agit-il d'un traité légèrement "simplificateur".

Qui sera le mouton noir ?

À l'étranger, la ratification s'annonce parfois plus délicate. En République tchèque, par exemple, le Premier ministre Mirek Topolanek a prévenu que cela ne serait « pas si simple » ; l'ODS, sa formation politique, a déjà signalé qu'elle ferait examiner la conformité du nouveau traité avec la loi fondamentale tchèque par le Conseil constitutionnel. Selon Radio Prague (www.radio.cz, 14/10/2007), « pour certains analystes, ce serait également une manière de ne pas ratifier "trop tôt", pour ne pas compromettre la présidence tchèque de l'UE au premier semestre 2009 » ; en effet, l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne  mettrait fin à la présidence tournante du Conseil européen réunissant les chefs d'État et de gouvernement.

Gordon Brown, quant à lui, devra compter avec l'euroscepticisme partagé par l'opinion britannique et nombre de ses parlementaires : les dérogations obtenues par Londres – sur la Charte des droits fondamentaux ou le renforcement de la coopération judiciaire et policière – n'ont pas suffi à les rassurer. Le Sun, qui milite en faveur d'un référendum, met en garde  le Premier ministre, qui doit s'attendre « à une âpre révolte à  la Chambre des Communes lorsqu'il tentera de faire passer en force le traité au Parlement » (cité par letemps.ch, 14/12/2007).

En Irlande, la tenue d'un référendum sera inévitable. Au préalable, suivant la terminologie consacrée, un actif travail de "pédagogie" devra être entrepris : un sondage réalisé par l'institut TNS pour le quotidien Irish Times avait révélé le 5 novembre 2007 que seuls 25 % des Irlandais pensaient voter "oui", tandis que 12 % seraient certains de voter "non", les indécis représentant 62 % des sondés. En 2001, l'Irlande avait déjà perturbé le processus de ratification du traité de Nice, rejeté lors d'un premier référendum.

Qu'adviendra-t-il, enfin, si la crise se poursuit en Belgique, ou si le pays éclate ? « L'arrivée d'un cabinet provisoire mené par Guy Verhofstadt, l'ancien Premier ministre, ne fait que déplacer la question selon Sylvain Lapoix (marianne2.fr, 06/12/2007) : en droit constitutionnel, un gouvernement provisoire ne peut en effet traiter que des questions relevant des "affaires courantes". D'où le débat qui, depuis le retour en fonction de Verhofstadt, agite les pages du quotidien Le Soir : l'adoption d'un traité européen est-elle une affaire courante ? Entre juristes, la bataille fait d'autant plus rage qu'un précédent existe : le 2 février 1992, le traité de Maastricht fut signé alors que le gouvernement issu des élections du 24 novembre 1991 n'avait pas été formé. La situation est ici sensiblement différente dans la mesure où ce n'est pas le délai de formation du nouveau gouvernement qui retarde la mise en place d'un cabinet mais une crise politique majeure qui empêche tout accord... » La partie n'est pas encore gagnée pour les promoteurs du traité de Lisbonne !

D'ailleurs, comment est-elle censée se dérouler ? Le 14 décembre, lendemain de la signature du traité, le Conseil européen s'est à nouveau réuni. Il a salué l'entrée, le 21 décembre, de neuf États membres dans l'espace Schengen (Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie et Slovénie). À la demande de la France, il a décidé la création d'un "groupe de réflexion" présidé par l'ancien Premier ministre espagnol Felipe Gonzalez, chargé d'examiner l'avenir de l'Union à l'horizon 2020-2030. Ce "comité de sages" ne traitera pas des questions institutionnelles ou budgétaires ; et contrairement au souhait du président de la République, son mandat ne mentionnera pas explicitement la question des frontières. Il devrait commencer ses travaux au second semestre 2008, et rendre ses conclusions en 2010.

Gouvernement des juges

D'ici là, au cours du second semestre 2008, la présidence française de l'UE aura pour tâche, entres autres, de mener les discussions sur la définition du rôle du futur président du Conseil européen, ou sur la mise en œuvre de l'action du représentant pour la politique étrangère. Dans son rapport d'information, le sénateur  Hubert Haenel souligne  que l'incertitude demeure quant aux modalités d'application du nouveau traité : « On ne peut pas, par exemple, savoir a priori comment se fera le partage des responsabilités entre le président du Conseil européen, le Haut Représentant et le président de la Commission. On ne peut pas savoir non plus jusqu'où ira le Parlement européen dans l'usage de ses nouveaux pouvoirs. Le nouvel équilibre institutionnel se dégagera avec le temps. »

La révision des objectifs assignés à l'Union suscite également des interrogations, comme l'explique Nicolas Gros dans le numéro spécial d'Europolitique : « Ce renversement de valeurs pourrait ne pas être cosmétique. Placer les valeurs sociales, d'environnement et de développement durable au même niveau que les valeurs d'économie libérale, voire légèrement au-dessus est un geste politique fort. [...] Les conséquences pourraient être juridiques, estiment plusieurs analystes. Elles pourraient donner aux magistrats de la Cour, l'occasion de d'opérer une hiérarchisation entre les valeurs sociales et les principes de la libre circulation. » Autrement dit, la balle est dans le camp des juges. Un comble pour un traité qui se veut davantage politique !

À défaut de se plonger dans la lecture du traité de Lisbonne, particulièrement ardue pour un profane, les plus curieux pourront se référer au numéro spécial d'Europolitique (www.europolitique.info) ainsi qu'au rapport d'information du Sénat (n° 76, déposé le 8 novembre 2007, www.senat.fr). En dépit d'une relative complaisance à l'égard du texte présenté, ces synthèses en donnent un aperçu plutôt objectif.

Enquête sur le créationnisme

19 avril 2007
Article publié dans L'Action Française 2000

Un frère dominicain veut réconcilier foi et raison.

Le créationnisme est en vedette dans les librairies. Selon les cas, l'ouvrage que lui a consacré Jacques Arnould (1) – un frère dominicain – est classé en science ou en religion. Cette ambiguïté est à l'image d'un objet d'étude dont M. Glauzy affirme qu'il est une « science biblique ».

Les créationnistes « refusent la vision évolutionniste [...] selon laquelle les espèces vivantes et, plus largement, l'ensemble de la réalité seraient le résultat du lent travail des forces naturelles » ; pour eux, « au contraire, Dieu en est le seul auteur, d'une manière directe et indépendante des lois de la nature ».

Parmi les créationnistes stricts, certains observent un rejet catégorique du discours scientifique, mais d'autres ne le condamnent pas dans tous les cas. Ces derniers se divisent en deux écoles, selon leur appréciation de l'âge de la Terre : les young-earth creationists « pratiquent une lecture littérale des onze premiers chapitres du livre de la Genèse », tandis que l'old-earth creationism s'accommode de quelques exégèses. Moins radicaux, les partisans du créationnisme progressif « acceptent l'existence de différences, voire  d'incohérences, entre le texte de la Bible et les données de la science », tout en prétendant que « l'évolution ne permet pas d'expliquer les événements de l'histoire de la vie ». Considéré parfois comme un néocréationnisme, le courant du dessein intelligent s'appuie sur l'« irréductible complexité » du vivant pour récuser la responsabilité du hasard dans sa constitution.

Un lobby influent

La majorité des scientifiques se montrent sévères à l'égard du mouvement créationniste. Citons par exemple Jean Chaline, directeur de recherche émérite au CNRS (2) – qui condamne parallèlement le néoscientisme : « Pour les créationnistes, la méthode consiste à découvrir les failles scientifiques potentielles dans les hypothèses, de façon à les couvrir de ridicule, ou à montrer leurs incertitudes. Ils recourent sans état d'âme à la falsification, à la manipulation des données scientifiques et de certains principes de la physique... » Passant en revue quelques sujets de controverse, il s'indigne notamment de cette réponse faite aux évolutionnistes, selon laquelle « Dieu pourrait avoir donné une apparence de vieillesse à l'univers qui tromperait les astronomes ». Une hypothèse évidemment irréfutable, qui transgresse en cela les principes élémentaires de la science.

En France, bien qu'elles comptent quelques défenseurs, ces thèses se heurtent à une société fortement laïcisée, ainsi qu'à la prédominance historique de l'Église catholique. La situation est tout autre aux États-Unis, où le créationnisme est né dans des milieux presbytériens et évangélistes pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Jacques Arnould rend compte de son immixtion dans les programmes scolaires et des batailles judiciaires qui l'ont accompagnée. Outre-Atlantique, le créationnisme s'attire les sympathies des plus hautes personnalités politiques, tel le président Bush qui déclara en août 2005 : « Ces deux théories [l'évolution et l'intelligent design] doivent être correctement enseignées de manière que les gens saisissent la nature du débat. »

Est-il légitime de traiter les deux approches sur un pied d'égalité ? « Le concept de théorie prend en compte les faits, les hypothèses et les lois pour tenter d'expliquer la réalité », rappelle Jacques Arnould ; par conséquent, « une théorie ne peut pas être testée en dehors de la science ». Or, celle-ci est « athée a priori et par méthode ». Bien que croyant, l'auteur ne s'en offusque pas, car il a conscience « qu'il ne faut pas confondre origine ultime et origine immédiate », Cause première et causes secondaires.

« L'œuvre du démon »

Il entend cantonner la science à son domaine. Et aussi sa foi : « Je dois rassurer ceux qui se demandent si je crois [...] en Darwin. Je réserve la croyance à la religion, aux relations humaines, voire à l'intelligence, mais pas à la science. » Jacques Arnould constate que « les théories héritées de Darwin sont celles sur lesquelles une majorité de biologistes se fondent pour travailler » ; comme nous, il reconnaît n'avoir « ni la compétence ni l'autorité pour les critiquer ».

S'il ne leur accorde aucune caution scientifique, le frère Arnould ne traite pas les créationnistes avec mépris : « Il existe sans aucun doute de la bonne foi [...] de part et d'autre. » On perçoit le désarroi que lui inspire une foi fondée sur une lecture littérale de la Bible... Sans doute a-t-il à l'esprit l'enseignement de Saint Paul : « La lettre tue et l'esprit vivifie. »

Bien des auteurs abordant le sujet auraient versé dans l'anticléricalisme. On tremble à la lecture d'un sermon prononcé jadis dans le Tennessee par un prédicateur assimilant la découverte des dinosaures à « l'œuvre du démon ». Jacques Arnould tient son propos à l'écart des polémiques, mais nous observerons que les dépositaires de cet héritage fanatique, trop prompts à tout analyser à travers le prisme de la christianophobie, dénoncent volontiers l'évolution comme un « montage » contre la foi, au mépris des travaux scientifiques. L'auteur reste conscient, néanmoins, que ces théories « ne sont pas exemptes d'idéologies a priori, ni d'ailleurs de récupérations a posteriori ». Par sa mesure, il redore un peu l'image de la religion, dévalorisée par des "champions" déniant la rationalité.

Il apporte sa pierre au débat entre foi et raison. De son point de vue, « s'il convient de ne pas confondre ces deux sphères, il ne faudrait pas non plus les maintenir totalement séparées ». Ainsi souligne-t-il que « la quête obstinée du commencement et de l'origine se trouve au fondement même de notre conscience d'être humain ».

Dans une société laïcisée, largement dominée par la technologie, les croyants pourront difficilement esquiver ce débat, à moins de se replier dans leurs communautés. Quant aux politiques, peut-être y seront-ils bientôt régulièrement confrontés ? On se souvient qu'en début d'année, un "atlas de la création" avait été massivement envoyé dans les établissements de l'Éducation nationale afin de réfuter l'évolution au nom du Coran. En réaction, le ministère avait diffusé un « message de vigilance » auprès des recteurs.

(1) Jacques Arnould : Dieu versus Darwin ; Albin Michel, 317 p., janvier 2007, 20 euros.

(2) Jean Chaline : Quoi de neuf depuis Darwin ? Ellipses, 479 p., novembre 2006, 26,50 euros.