L'Europe, planche de salut de l'industrie militaire ?
19 juillet 2012
Article publié dans L'Action Française 2000
Tandis que se prépare la rédaction d'un nouveau livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, semble ne jurer que par l'"Europe", à laquelle il conviendrait de confier, entre autres, les destinées de l'industrie militaire.
La rédaction d'un nouveau livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a été lancée vendredi dernier, 13 juillet 2012. Ce jour-là, le chef de l'État a confié à Jean-Marie Guéhenno, conseiller maître à la cour des Comptes, la présidence de la commission chargée de mener à bien cet exercice de prospective. À moins qu'il s'agisse d'une « causerie de salon » ? Le cas échéant, celle-ci servirait à justifier des restrictions budgétaires supplémentaires décidées par avance, comme le suggèrent, dans un rapport parlementaire, les sénateurs Jacques Gautier, Alain Gournac, Gérard Larcher, Rachel Mazuir, Jean-Claude Peyronnet, Yves Pozzo di Borgo, Daniel Reiner et Gilbert Roger. Critiquant le livre blanc établi sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ils déplorent que n'y soit mentionné « aucun élément permettant de comprendre le passage des résultats de l'analyse stratégique au format d'armée ». Toutefois, reconnaissent-ils, « en temps de paix, le budget et l'industrie entrent tout autant que la définition des menaces dans l'équation conduisant in fine à la définition du format des armées. Il est donc normal de les intégrer et de confronter l'outil de défense idéal avec l'outil de défense réaliste, celui qu'on peut se payer. »
La DGA dicte sa loi
N'en déplaise aux thuriféraires du néo-gaullisme, selon lesquels « l'intendance suivra », il n'y a pas lieu de s'en offusquer selon nous. D'autant que les arbitrages en matière de défense ne sont pas sans incidence sur l'économie. Pour un euro investi dans une "capacité militaire industrielle critique", l'État récupérerait 1,60 euro, rapportent les sénateurs. « Une étude sur la filière missile montre en particulier que la contribution économique globale générée par cette filière (605 millions d'euros) est largement supérieure au montant des dépenses de R&D exigé par l'existence de cette filière (350 millions d'euros), dont une partie seulement est financée par le budget de la défense (200 millions d'euros). La France devant de toutes les façons acquérir des missiles, le fait de les produire sur son territoire génère d'importantes retombées économiques en termes d'emplois, de fiscalité, de charges sociales. La seule contribution économique globale générée par l'activité export (331 millions d'euros) est largement supérieure au montant des dépenses de R&D exigés par l'existence de cette filière et financés par le budget de l'État. »
Cela légitime le poids accordé aux considérations industrielles. De fait, la DGA (Direction générale de l'armement) jouerait « un rôle prépondérant et quasi exclusif dans la détermination des orientations d'acquisitions des équipements ». Parfois au détriment des impératifs opérationnels, regrettent les rapporteurs. Ceux-ci « ont pu, par le passé, constater quelques ratés, heureusement rares, d'une politique qui peut dans certains cas con-duire à priver les forces armées des outils dont elles ont besoin, comme ce fut le cas, pour les véhicules haute mobilité, dont l'absence a fait cruellement défaut en Afghanistan ». Aussi conviendrait-il de « savoir comment régler ces conflits, par quelles procédures, avec quelle transparence, selon quels principes ». Dans cette perspective, l'exemple britannique de la "nouvelle stratégie d'acquisition" mériterait d'être étudié.
Dans les pires des cas, les atermoiements politiques peuvent aboutir « à ne disposer ni des capacités industrielles, ni des capacités opérationnelles ». À ce titre, les drones Male (moyenne altitude longue portée) apparaissent emblématiques : « Depuis plus de quinze ans les industriels français et européens se déchirent pour franciser des équipements étrangers [...] sans que, in fine, la France ne dispose d'aucune filière industrielle digne de ce nom pas davantage que d'une capacité opérationnelle à la hauteur de ses besoins. » L'affaire n'en finit pas de rebondir : alors qu'il venait d'entrer en fonction, Jean-Yves Le Drian, le nouveau ministre de la Défense, est revenu sur la décision du gouvernement précédent, qui avait tranché en faveur de Dassault...
Le sort du Rafale
Comme le rappellent les sénateurs, « l'existence de conflits possibles entre stratégie d'acquisition et stratégie industrielle de défense n'est ni nouvelle, ni propre à la France. C'est ainsi que, pour des raisons de stratégie industrielle, la décision fut prise au plus haut niveau d'interdire à l'aéronavale d'acquérir des avions militaires américains F18, alors que les vieux Crusader étaient hors d'âge et que le Rafale marine était loin d'être prêt. » Nul ne conteste, aujourd'hui, les qualités du Rafale, dont la polyvalence fait merveille, et dont l'acquisition s'est avérée moins coûteuse que celle de son rival européen développé par l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie et le Royaume-Uni. Pourtant, soutiennent les rapporteurs, « l'Europe ne peut se permettre le luxe de recommencer les erreurs du combat fratricide Eurofighter-Rafale ». « Le temps des arsenaux de Colbert est révolu ! », clame l'amiral Guillaud, chef d'état-major des armées. À l'échelle de la mondialisation, la France est trop petite, nous dit-on. Qu'en est-il alors de la Suède, un pays comptant seulement neuf millions d'habitants, qui continue néanmoins de produire des avions de combat, et parvient même à en exporter ?
« Le marché des équipements de défense européen est trop fragmenté », poursuivent les parlementaires. « Il est donc temps que l'État mette de l'ordre dans ses participations », préviennent-ils. En freinant vraisemblablement la montée en puissance de Dassault. Impulsée durant le quinquennat précédent, celle-ci serait critiquable, entre autres motifs, « parce qu'elle ne pourra jamais conduire à la constitution d'une "Europe de la défense" et handicapera les différents champions nationaux européens [...], omnipuissants sur leur marché intérieur, mais d'une taille insuffisante pour entrer en compétition avec leurs concurrents occidentaux ». Jean-Yves Le Drian a enfoncé le clou, le 5 juillet, lors d'une audition à l'Assemblée nationale : « Si nous ne parvenons pas à valoriser notre potentiel industriel de défense par des partenariats intelligents et structurants à moyen terme, si nous ne prenons pas les initiatives qui s'imposent, nous risquons de perdre notre ingénierie et notre savoir-faire », a-t-il déclaré. Manifestement, l'"Europe" constitue sa marotte. Il a d'ailleurs invité des représentants allemand et britannique « à participer aux travaux », du nouveau livre blanc, exception faite de ceux portant sur « quelques particularités comme dans le domaine nucléaire ».
Échecs patents
Gageons qu'il pourrait vite déchanter. En dépit de quelques succès, « les grands programmes d'armement menés en coopération européenne ont donné des résultats mitigés », concèdent les rapporteurs du Sénat. « La coopération européenne dans les industries de défense regorge d'exemples de programmes dont les délais ont été plus longs et les coûts plus chers que s'ils avaient été menés nationalement, qui ont connu des dérapages de prix et ont débouché sur des produits moins cohérents voire si différents que tout partage des coûts de maintenance en est impossible. Cela a été le cas de l'avion de chasse Eurofighter, dont l'assemblage est effectué sur quatre sites différents, des frégates Horizon franco-italiennes qui n'ont plus en commun que le nom, ou encore de l'hélicoptère de transport NH-90 qui a donné lieu à vingt-sept versions différentes. »
« Si l'on souhaite mettre en place une politique de défense européenne », expliquent les parlementaires, il convient, au préalable, « de mener une analyse stratégique partagée ». « Cette analyse existe-t-elle », s'interroge Jean-Pierre Chevènement ? « Non. Pouvons-nous le faire pour le compte des autres ? Non. » Quoique... S'exprimant dans La Tribune, André Yche, contrôleur général des armées, a laissé entendre que la force de dissuasion française pourrait bénéficier à l'Europe entière – ce dont nos voisins n'ont jamais voulu. Commentant le rapport présenté par ses collègues, le sénateur Jean-Louis Carrère a salué le caractère « parfois idéaliste » de leur propos, « car c'est un moteur qui conduit à ne pas renoncer ». Quitte à poursuivre une chimère ?