Les armées à l'épreuve de l'État-providence
18 octobre 2013
Article publié dans L'Action Française 2000
Un nouveau manifeste dénonce le désintérêt de la France pour ses armées. Il faudra faire avec, estime, en substance, leur chef d'état-major.
Tandis que le Parlement examine une nouvelle loi de programmation militaire, un manifeste, largement diffusé à l'initiative du général de corps d'armée (2S) Jean-Claude Thomann, brosse le tableau d'une armée française réduite « à l'état d'échantillon ». S'ils ne versent pas dans la nuance, ses auteurs se gardent d'incriminer la seule « disette budgétaire » : selon eux, « la fin de la Guerre froide, les impératifs de l'État-providence et la volonté des "post-modernes" d'en finir avec le "fracas des armes" ont été les abrasifs les plus puissants » à l'origine de cette décadence. Mais les plus hautes autorités du pays n'en ont-elles pas conscience ?
L'ennemi invisible
« En l'absence d'ennemi visible aux frontières, les opinions publiques sont de plus en plus sceptiques vis-à-vis des expéditions lointaines, surtout lorsque les enjeux et les résultats sont indirects », observe l'amiral Édouard Guillaud, chef d'état-major des armées (CEMA). Devant la nouvelle promotion de l'École de guerre, il s'est essayé à un exercice prospective. Aujourd'hui, « certaines opérations durent quelques jours, comme l'évacuation de ressortissants conduite à Beyrouth en 2006 », a-t-il souligné. « D'autres durent quelques mois, comme la Libye, en 2011. La plupart durent plusieurs années, et parfois bien davantage : nous sommes au Liban depuis 1978, soit trente-cinq ans, au Tchad depuis 1986, en Afghanistan depuis 2001. » Or, prévient le CEMA, « cette caractéristique est, pour les années qui viennent, celle qui sera le plus souvent remise en cause ». En effet, explique-t-il, « tant les gouvernements que les opinions publiques font preuve d'impatience, aussi bien dans la vie de tous les jours que dans leur évaluation stratégique. [...] Si l'intérêt d'un outil militaire en complément de la diplomatie est correctement perçu par l'autorité politique, il n'en demeure pas moins que son emploi reste conditionné par le temps médiatique et les contraintes de la politique intérieure. C'est une difficulté supplémentaire pour le commandement militaire, que d'appliquer ce vieux principe de la guerre de l'économie des moyens à un champ médiatique, voire politicien ! »
Le ministère de la Défense britannique se demande, quant à lui, « comment réduire l'opposition croissante de l'opinion publique [...] envers les opérations de combat », rapporte notre confrère Philippe Chapleau, animateur du blog Lignes de défense. Entre autres propositions, il préconise un déploiement accru des drones, des forces spéciales, des sociétés militaires privées et des supplétifs locaux. Appliquées en France, ces mesures ne suffiraient pas à rassurer les "Sentinelles de l'agora" représentées par le général Thomann. De leur point de vue, « l'absence actuelle de menace militaire majeure n'est qu'un simple moment de l'Histoire. [...] C'est une faute vis-à-vis de la sécurité des Français de faire ainsi disparaître un pilier majeur de la capacité de résilience du pays face à une éventuelle situation de chaos, dont nul ne peut préjuger le lieu, l'heure et la nature. » Il serait donc « plus que temps [...] de permettre à la France de se remettre à penser en termes de risques et de puissance stratégique ». Mais dans quelle mesure en serait-elle capable ? C'est la société tout entière qui semble s'y refuser !
Politique d'abord
Cela étant, les institutions ne sont pas sans incidence sur la donne. L'amiral Guillaud se félicite d'ailleurs d'une « singularité » française héritée, dirons-nous, d'une certaine tradition monarchique : « un lien direct dans le domaine des opérations entre le CEMA et le président de la République ». Cela « garantit l'adéquation entre les objectifs politiques et leur traduction en effets militaires, et ce avec une réactivité que beaucoup nous envient », martèle l'amiral, qui cite deux exemples récents : « l'intervention de notre aviation au-dessus de Benghazi, en Libye, le 19 mars 2011 ; et celle de nos forces spéciales, de nos hélicoptères de combat et de nos chasseurs pour bloquer la progression des groupes terroristes vers le Sud malien, le 11 janvier 2013. À chaque fois, l'effet militaire a été appliqué quelques heures seulement après la décision politique. À chaque fois, cette réactivité a été décisive. » Répétons-le encore une fois : c'est un atout à préserver – politique d'abord !