L'État dans les mailles de la Toile
17 avril 2014
Article publié dans L'Action Française 2000
Érigé en "bien commun" de l'humanité, l'Internet n'en reste pas moins placé sous la domination des États-Unis. Sa gouvernance est appelée à évoluer, au gré des rapports de forces mondiaux et de leur évolution.
Les 23 et 24 avril 2014 se tiendra à Sao Paulo le forum Net Mundial, dont les participants débattront de l'avenir de la gouvernance de l'Internet. Parviendront-ils à s'accorder sur une feuille de route ? Le cas échéant, celle-ci devra indiquer « une voie à suivre pour faire évoluer et mondialiser les institutions et les mécanismes actuels », selon le vœu des organisateurs brésiliens. Dans ce cadre, la Francophonie a une carte à jouer, plaide Nathalie Chiche, membre du Conseil économique, social et environnemental, dans les colonnes du Monde. Quoi qu'il en soit, beaucoup dépendra du bon vouloir de Washington.
Le rôle clef de l'Icann
Pour l'heure, en effet, le gouvernement américain continue d'exercer un contrôle sur l'Icann (Internet Corporation for assigned names and numbers), un organisme privé régi par le droit californien, qui assure une double mission cruciale : il supervise, d'une part, l'attribution des adresses IP (Internet protocol) - des séries de chiffres identifiant chaque point d'accès au réseau mondial – et, d'autre part, la gestion des noms de domaines – ces adresses intelligibles grâce auxquelles les internautes se repèrent dans les méandres de la Toile. Plus concrètement, c'est sous la houlette de l'Icann que sont mis en vente de nouveaux domaines de premier niveau, venant s'ajouter aux ".com", ".net" et autres ".fr". Ainsi est-il envisagé de créer des domaines en ".vin" et ".wine", par exemple, ce dont Paris s'est inquiété le mois dernier. Selon le Quai d'Orsay, en effet, « des irrégularités sont intervenues dans le cours de la procédure ». Or, rappelle-t-il, « la France [...] attache la plus haute importance à la protection des indications d’origine dans toutes les enceintes, y compris sur Internet ».
À l'inverse, l'Icann peut suspendre des domaines – l'Irak en a déjà fait les frais, tout comme l'Afghanistan. Soucieux de rééquilibrer les forces en présence, Pékin « a émis le souhait de disposer de sa propre racine », comme le rappelle David Fayon dans son ouvrage Géopolitique d'Intenret (Economica, 2013, 220 p., 24 euros). « Outre l'affranchissement de la mainmise américaine et de l'Icann, cela permettrait à l'empire du Milieu de mieux contrôler le contenu de l'Internet chinois », souligne-t-il. De fait, le transfert des prérogatives de l'Icann à l'Union internationale des télécommunications (UIT), rattachée à l'ONU, promu par la Chine, mais aussi par la Russie et l'Arabie saoudite, entre autres, pourrait traduire « une reprise en main des États sur Internet face à une vision ouverte et multipartite de la géopolitique d'Internet ». On n'en est pas encore là, bien que les États-Unis se disent prêts à lâcher du lest. Sans doute sont-ils contraints à pareille annonce pour préserver une influence aussi grande que possible en dépit de la pression croissante des pays émergents. Une partie similaire se joue au Fonds monétaire international (FMI), où Washington tarde d'ailleurs à tenir ses promesses, en raison de l'obstruction du Congrès.
Géographie sous-marine
L'évolution des rapports de forces mondiaux se reflète dans les infrastructures sur lesquelles repose l'Internet. Nombre d'échanges intra-africains continuent vraisemblablement de transiter par les États-Unis – au bénéfice des entreprises américaines qui jouent les intermédiaires. Toutefois, relève David Fayon, le déséquilibre « tend à diminuer au fur et à mesure que les pays du Sud [...] installent leurs propres points d'interconnexion pour ne pas dépendre du Nord ». Ainsi s'esquisse « une "géographie politique" de l'Internet », comme le relève Olivier Kempf, animateur du blog Egea. « Les câbles sous-marins jouent un rôle majeur », poursuit David Fayon. « Une large majorité de câbles transatlantiques et surtout transpacifiques convergent vers les États-Unis, qui jouent un rôle central. En Amérique, seuls le Canada et le Brésil ne sont pas uniquement tributaires des États-Unis. En Asie, la Chine, le Japon et Singapour sont des nœuds. Les nœuds sont essentiels pour couper (ou non) les flux. L'Afrique et le Moyen-Orient sont dépendants de l'Inde, de l'Égypte, de la France et de l'Espagne. En Europe, le Royaume-Uni joue un rôle essentiel de nœud depuis et vers les États-Unis. En Océanie, l'Australie est le nœud. La Russie jouit d'une situation particulière. Bien qu'à l'écart des câbles sous-marins, elle constitue un pont numérique terrestre de l'Europe vers l'Asie. »
Pour les États, la maîtrise des télécommunications s'inscrit dans la continuité de celle déjà exercée jadis sur les routes ou les mers. L'émergence du cyberespace n'en pose pas moins des défis inédits, tant elle affecte l'exercice des prérogatives régaliennes. Les exemples abondent quant à la sécurité et la défense : mobilisation des pirates de l'Armée électronique syrienne, annulation d'une opération militaire israélienne dévoilée par mégarde sur Facebook, ajustement des tirs de roquettes des rebelles libyens à l'aide de Google Earth, financement par la CIA d'un réseau social subversif à Cuba...
Nouvelle donne
En matière monétaire, le monopole des banques centrales se trouve contesté. Alors qu'il semblait réservé à un public averti, voilà que le bitcoin arrive dans nos supermarchés. « Dans trois à cinq ans, les consommateurs auront changé de façon de payer, leur rapport à l'argent aura évolué », prévient Patrick Oualid, directeur e-commerce de Monoprix. D'ici la fin de l'année, sur le site Internet du distributeur, il sera possible de régler ses achats en monnaie virtuelle, a-t-il annoncé dans un entretien au Journal du Net. « De cette manière », explique-t-il, « si l'éclosion se produit en 2015, nous serons prêts ». Concernant les magasins, précise Clubic, « aucune échéance n'est fixée, mais ces derniers pourraient en bénéficier de façon détournée par la mise en place d'un système de paiement via le mobile ».
La justice n'est pas en reste, puisque l'État délègue plus ou moins à des acteurs privés la responsabilité d'encadrer les libertés en ligne : SOS Racisme, par exemple, mais aussi les représentants des ayants droit collaborant avec l'Hadopi (Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), qui traquent eux-mêmes les internautes suspects de téléchargements illégaux.
« Les nouvelles frontières numériques sont [...] floues du fait du caractère immatériel des données et de leur localisation de plus en plus fréquente sur des serveurs distants », observe encore David Fayon. C'est un nouveau monde qui prend forme. Dans les mailles de la Toile, les ressorts de la souveraineté ne fonctionnent plus selon les canons de l'Europe westphalienne. Ils n'en restent pas moins éminemment puissants.