La guerre, une affaire culturelle
4 novembre 2015
Article publié dans L'Action Française 2000
Projetées au cœur de populations dont elles connaissent mal la culture, les armées occidentales sont encore loin de maîtriser ce nouvel art de la guerre, où les sciences sociales vont jouer un rôle croissant.
Alors que des abus sexuels étaient commis contre des enfants en Afghanistan, des soldats américains, témoins de ces horreurs, se seraient vu « ordonner [...] de détourner leur regard car cela fait partie de la culture locale », selon les révélations du New York Times, cité par le Courrier international (en ligne) le 22 septembre 2015. Pareil cynisme semble effroyable, mais peut-être cela reflète-t-il la difficulté des armées occidentales à relever le défi de « l'interculturalité dans les opérations militaires », auquel Nathalie Ruffié consacre précisément un petit livre.
Des écoles dont personne ne veut
En effet, nous dit-elle, « les exemples ne manquent pas quant aux perceptions culturelles erronées des militaires ». Comme en Irak, où des soldats américains, arrêtant des hommes, les mettaient face contre terre – « une position interdite par l'islam sauf pendant la prière » – au risque de choquer les détenus, mais aussi les passants. Ou comme dans le Sud de l'Afghanistan, où le puits construit à l'initiative des Occidentaux « fut détruit non pas par les Talibans mais par les femmes du village », celles-ci préférant « aller chercher l'eau à la rivière [...] loin de la surveillance des hommes ». L'auteur rapporte encore l'obstination de militaires danois à proposer la construction d'une école dans un village afghan, dont la population « est alors plus préoccupée par la perte d'une vache lors d'un bombardement ou le piétinement d'un champ de culture par le passage des soldats ».
À l'inverse, au Mali, après avoir chassé les djihadistes de la ville de Gao, l'armée française s'est attiré les sympathies de la population en y reconstruisant un marché, contribuant ainsi à relancer la vie économique et sociale. « Au niveau tactique », poursuit Nathalie Ruffié, « la compréhension des effets de genre ou de la famille peut sauver des vies ». Prêts à mourir sous le feu d'un bombardier B-52, des combattants musulmans préférèrent se rendre quand ils apprirent que l'appareil était piloté par une femme... Un succès ponctuel qui ne saurait masquer l'ampleur du défi stratégique : étant donné leur rapport au temps, « les guerriers afghans ont la capacité de s'engager dans leur cause sur de très longues périodes, ce qui peut être un facteur décisif de victoire ».
Cependant, actionné à bon escient, le "levier culturel" produit parfois des effets spectaculaires au bénéfice des armées occidentales. En juillet 2009, toujours en Afghanistan, huit cents Marines envoyés en renfort parcoururent en petites équipes la province d'Helmand, allant à la rencontre de la population. « Cinq mois plus tard, la province avait changé de profil : les insurgés avaient du mal à investir le terrain sans être dénoncés par les fermiers. » Les attentats perpétrés à l'aide de bombes artisanales avaient même chuté de 90 %. Or, souligne l'auteur, « aucune information ne fut trouvée sur ces changements dans les rapports officiels au niveau du quartier général » !
C'est dire la profondeur des lacunes affectant l'organisation des armées occidentales – voire leur culture. À l'avenir, peut-être de nouveaux outils informatiques permettront-ils de les combler – l'auteur y consacre d'ailleurs toute une partie de son livre. Dans l'immédiat, observe-t-elle, « la communauté de renseignement lutte à intégrer les analyses socio-culturelles au sein des analyses traditionnelles car [ses] structures restent concentrées sur l'État, modèle de la Guerre froide ». Les effectifs déployés sur le terrain étant relevés généralement tous les six mois, cela n'arrange rien : « les mêmes propositions reviennent en boucle malgré les échecs précédents », tandis que « les interlocuteurs afghans – qui eux restent en place – peuvent utiliser les failles »...
Il faut réviser les doctrines
Peut-être cette étude contribuera-t-elle à la révision des doctrines... À vrai dire, sa publication semble s'adresser aux spécialistes, en quête de références bibliographiques, davantage qu'aux profanes, avides d'anecdotes, somme toute peu nombreuses. Sa lecture n'en reste pas moins aisée, quoique les citations non traduites de l'anglais puissent en gêner certains. On regrettera, par ailleurs, que l'orthographe et la syntaxe ne soient pas d'une rigueur absolue. Saluons toutefois l'initiative des éditions du Cygne, qui proposent, outre la traditionnelle version papier, le téléchargement d'un fichier libre de tout verrou numérique (DRM) – un exemple à suivre !
Nathalie Ruffié, L'Interculturalité dans les opérations militaires – Le cas américain en Irak et en Afghanistan, éditions du Cygne, juin 2015, 138 pages, 14,00 euros (version numérique, Epub ou PDF sans DRM, 12,60 euros).