Dissuasion nucléaire : l'exception française
1 octobre 2014
Article publié dans L'Action Française 2000
Voilà tout juste cinquante ans que la dissuasion nucléaire française est opérationnelle. Bien que le contexte international ait été bouleversé, un relatif consensus politique s'est maintenu en sa faveur. Alain Juppé, Alain Richard ou Michel Rocard, par exemple, ne sont pas parvenus à l'ébranler. La dissuasion nucléaire, c'est « l'assurance vie » de la nation, martèlent à l'envi les présidents de la République successifs. Peut-être un prochain hôte de l'Élysée sera-t-il tenté, néanmoins, de renoncer à sa composante aérienne, la garantie apportée par la permanence à la mer d'un SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d'engins) étant jugée suffisante. Un ancien ministre de la Défense s'est exprimé en ce sens dernièrement. Autant le dire d'emblée : ses arguments ne nous ont pas convaincu.
Vendredi prochain, 3 octobre 2014, seront célébrés les cinquante ans des Forces aériennes stratégiques (FAS). Créées par décret présidentiel le 14 janvier 1964, elles comprenaient à l'origine deux escadrons, déclarés opérationnels à l'automne suivant, dénommés Gascogne et Landes, chargés respectivement du bombardement et du ravitaillement. Aussitôt commencèrent les premières prises d'alerte : après avoir « retrouvé sa voix », selon la formule de Michel Debré saluant, en février 1960, le premier essai nucléaire français, Paris pouvait désormais la faire entendre aux quatre coins du monde, portée par un Mirage IV prêt à décoller à chaque instant de Mont-de-Marsan (Landes) armé d'une bombe AN-11.
Quinze fois Hiroshima
Au cours du demi-siècle écoulé, les Forces aériennes stratégiques ont été modernisées à plusieurs reprises, jusqu'à l'introduction du missile ASMP-A (air-sol moyenne portée amélioré) et la transformation en cours de l'escadron La Fayette sur Rafale – en attendant le remplacement des antiques ravitailleurs Boeing C-135 par des Airbus A330 MRTT (multi role tanker transport). Commandées depuis un centre d'opérations enterré au cœur d'une ancienne carrière de gypse à Taverny (Val-d'Oise), les FAS mettent en œuvre des charges nucléaires dont la puissance serait quinze fois supérieure à celle de la bombe d'Hiroshima ; la portée du missile ASMP-A est estimée à cinq cents kilomètres, tandis que sa précision serait inférieure à dix mètres.
« La France est le seul pays européen à détenir en propre cette capacité », se félicite l'armée de l'AIr. « Certains pays de l'Otan fournissent des vecteurs aériens pour pouvoir délivrer l'arme nucléaire, mais celle-ci restant la propriété exclusive des États-Unis, ils ne sont pas indépendants dans leur décision d'emploi éventuel. » Dans quelle mesure Paris doit-il s'enorgueillir d'une telle exclusivité ? « Est-ce que les Anglais se sentent moins bien protégés avec leur seule force sous-marine ? » La question a été posée, le 14 juillet dernier, par Hervé Morin, ancien ministre de la Défense. « On ne peut pas maintenir les deux composantes, aérienne et maritime, de notre dissuasion nucléaire », a-t-il déclaré dans un entretien au Journal du dimanche. « Dans le contexte budgétaire actuel », a-t-il expliqué, « ça ne peut plus être ceinture et bretelles ».
Aujourd'hui, soutient M. Morin, « ce dont on a besoin ce sont des drones, des avions de transport de troupes ». Mais si des économies étaient réalisées aux dépens de la dissuasion, bénéficieraient-elles aux forces conventionnelles ? Rien ne le garantit. Or, bien que les FAS soient habilitées à délivrer le feu nucléaire, elles n'y sont pas cantonnées. Comme le rappelait le général Pierre-Henri Mathe, lors d'un colloque en 2005, « les Mirage 2000N de l'escadron de chasse 02.004 La Fayette furent projetés dans les Balkans dans les années quatre-vingt dix et assurèrent la première mission de tir réel de l'Otan en Croatie en 1994 ». Plus récemment, l'escadron La Fayette a participé à l'opération Harmattan en Libye. « Mais la polyvalence ne se limite pas à l'action offensive », poursuivait le général Mathe. « En effet, dès les années soixante-dix, une nouvelle mission fut confiée au Mirage IV : la reconnaissance stratégique. C'est ainsi que les qualités développées pour la mission nucléaire (furtivité, rapidité, endurance...) furent utilisées pour des missions de reconnaissance. »
Bénéfices collatéraux
Autrement dit, l'exigence requise par la dissuasion semble bénéficier aux armées dans l'exercice des missions conventionnelles. Rendant compte d'un débat organisé au printemps dernier, le géopolitologue Olivier Kempf a émis l'hypothèse selon laquelle le nucléaire serait « structurant du modèle d'armée » : « sans lui », a-t-il suggéré sur son blog Egea, « pas de Rafale, de renseignement, de spatial, de Fremm [frégates multi-missions], d'Atlantique 2, autant de fonctions qui contribuent au combat des trois milieux ». En fait, constate-t-il, « le politique accepte de payer ces armes structurantes à cause du nucléaire ». Incidemment, la nation en tire vraisemblablement quelque profit. « Aujourd'hui encore, comment comprendre Ariane 5 sans le missile M5, les avancées décisives sur la connaissance de la matière comme l'identification récente du si nécessaire boson de Higgs sans la recherche fondamentale conduite par les programmes scientifiques liés aux Forces nucléaires stratégiques ? », se demandait l'amiral Jean Dufourcq, rédacteur en chef de la Revue Défense nationale, dans une chronique publiée en juillet 2012 par l'Alliance géostratégique. Selon lui, « la priorité accordée dans notre posture de défense à l'arme nucléaire a permis de doper sa capacité scientifique et industrielle ».
Voilà qui relativise le coût de la dissuasion nucléaire. Selon nos confrères du JDD, celui de sa composante arienne représenterait 300 à 400 millions d'euros chaque année. À titre de comparaison, le déficit public s'est élevé, en 2013, à 87,6 milliards d'euros... Ainsi, aux yeux du général Mathe, « se passer de cette composante serait une hérésie puisque ce serait se priver, pour un "coût limité", de la complémentarité qu'elle apporte, entre autres, dans les modes de pénétration ».
En effet, tandis que les SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d'engins) tirent des missiles balistiques de très longue portée, suivant une trajectoire parabolique, les chasseurs-bombardiers sont armés de missiles de croisière. Or, comme l'explique le colonel Duvert, dans un document publié sur le site Internet des FAS, « en étant capable de mettre en œuvre des modes de pénétration balistique et aérobie, ou les deux à la fois, on complique la tâche de l'adversaire éventuel en l'obligeant à diversifier ses moyens de défense, et l'on se préserve d'événements techniques intéressant l'une des deux composantes, qu'il s'agisse d'une éventuelle percée technologique de la défense ou d'un problème qui viendrait dégrader la disponibilité de nos moyens ». Par ailleurs, alors que les sous-marins se distinguent par leur discrétion, les avions peuvent faire valoir leur souplesse d'emploi, mais aussi leur visibilité. Le colonel Duvert souligne leur « démonstrativité », qui « peut se définir par la possibilité offerte au président de la République de prouver sa détermination sans décider l'acte ultime » : « Ce peut être en ordonnant une montée en puissance ostensible (déploiements d'avions, convois de missiles au vu des satellites espions de l'adversaire,...), ou le décollage du raid stratégique pour sa mission en conservant la possibilité de rappeler les avions. » « C'est ainsi qu'en 1962, lors de la crise de Cuba, tous les moyens du Strategic Air Command furent déployés sur le sol américain et prirent l'alerte », rappelait le général Mathe. Selon lui, « cet événement fut la preuve flagrante que l'arme aérienne, par sa réversibilité et par sa démonstrativité, accompagne l'action politique ». « La mission de dissuasion fut dès son origine l'"intimidation" », soulignait-il. Or, « pour intimider de façon crédible, il faut se montrer et être vu ».
Le nucléaire, c'est Zeus
Hervé Morin le confirme à sa façon : « Le nucléaire, c'est Zeus », a-t-il déclaré au JDD, remarquant qu'il « fait partie de la symbolique du chef, surtout dans notre Ve République ». « L'arme nucléaire est, pour tout président de la République française prenant ses fonctions, un des symboles majeurs de sa responsabilité nationale », souligne l'amiral Dufourcq. « Le chef des armées dispose du feu nucléaire, en permanence, pour dissuader quiconque de s'en prendre aux intérêts vitaux de la France. Le faire savoir en endossant les capacités de la seconde frappe assurée est l'un des rituels de la prise de fonction. » Selon le rédacteur en chef de la RDN, « la capacité nucléaire d'un État reste toujours en 2012 un marqueur fort de son identité ». D'ailleurs, la singularité militaire de la France fait écho à sa singularité institutionnelle – l'une et l'autre étant vraisemblablement indisociables. À cet égard, peut-être la dissuasion nucléaire est-elle "structurante" non seulement d'un modèle d'armée, mais aussi d'un modèle politique.
Une remarque supplémentaire en faveur du maintien de la composante arienne, tirée d'un article publié voilà quelque temps par feue l'Alliance géostratégique : « Avec un seul SNLE à la mer en même temps, faire effectuer à celui-ci une frappe "pré-stratégique" ou d'ultime avertissement est impossible, sous-peine de révéler sa position et d'obérer de fait sa capacité à garantir une seconde frappe : une force stratégique purement sous-marine, dans le cadre de la doctrine et avec les moyens actuels, n'est pas possible. »