Jean-Yves Camus : « Il est d'autant plus question de République depuis que se pose la question de la radicalité islamiste en France »
16 juillet 2015
Article publié dans L'Action Française 2000
Observateur attentif des droites radicales, Jean-Yves Camus est politologue, chercheur associé à l'IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques).
« Protéger les jeunes du risque d'endoctrinement anti-républicain » : tel était l'objet du séminaire organisé par France Stratégie (le "laboratoire d'idées" du gouvernement, héritier du Commissariat général au Plan), auquel vous avez participé le jeudi 2 juillet 2015. Les royalistes étaient-ils visés ?
Cette formulation émane d'une administration. Or, mon regard est celui d'un universitaire. Sur la forme républicaine du gouvernement, chacun a son opinion, mais je crois, honnêtement, que le coup de force n'est pas pour demain. Que l'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, le sujet, aujourd'hui, ce n'est pas le mouvement royaliste ! Ce qui importe, c'est de regarder les mouvements qui posent un danger pour la sécurité intérieure et extérieure de la France. Au cours de cette réunion, 80 % des discussions ont donc porté sur l'islamisme. L'interdiction des mouvements comme le vôtre serait absurde. De toute façon, l'objet des discussions n'était en aucun cas d'évoquer des mesures de répression : seul le gouvernement peut décider de mesures de dissolution, qui ne pourraient en aucun cas supprimer une école de pensée.
Intervenant en tant que « spécialiste des nationalismes et extrémismes en Europe », vous avez pris la parole aux cotés de la directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam. L'extrême droite et l'islamisme représenteraient-ils un danger commun pour les institutions ou la société, comme le suggère la dénonciation de « l'islamo-fascisme » ? Y aurait-il des points communs, voire des passerelles, entre l'islamisme et les droites radicales ?
L'islamo-fascisme est un concept parfaitement creux, dont l'emploi peut, à la rigueur, permettre à des publicistes de "clasher" dans les débats télévisés, mais scientifiquement, il ne tient pas. Cela étant, il y a effectivement des points de convergence entre tel ou tel groupuscule – je dis bien groupuscule – d'ultra-droite et les discours délirants qu'on peut trouver chez les salafistes radicaux : sur le complot international, le rôle caché de tel ou tel groupe de pression qui dirigerait le monde en tenant les ficelles... Il y a également quelques cas rarissimes – on doit les compter sur les doigts de la main – de gens qui, tout en ayant eu un engagement à l'ultra-droite, sont passés ensuite à un engagement islamiste. Mais aujourd'hui, le problème qui se pose, ce sont les conversions, pas les passages de l'ultra-droite au salafisme !
La République est sur toutes les lèvres, comme en témoignent l'organisation de ce séminaire ou le changement de nom de l'UMP. Son invocation ne serait-elle pas le paravent "politiquement correct" d'une certaine "islamophobie" ?
Je fais partie des gens qui utilisent le terme d'islamophobie. Je n'en ai jamais nié la pertinence lorsqu'il s'agissait de parler d'une forme de détestation de l'islam qui constitue, au sens clinique, une phobie. Quand on a une phobie de l'islam et des musulmans, sans se demander si les gens se définissent eux-mêmes comme musulmans, ni s'ils sont totalement intégrés à la Nation française, quand on part du principe que tous les musulmans forment une cinquième colonne dans la République, alors on est un islamophobe. Cela étant, le terme est parfois aussi utilisé pour entraver la liberté que l'on doit avoir de questionner l'islam, de critiquer l'islam, comme on peut également questionner et critiquer le catholicisme, le judaïsme, tout type de croyance philosophique et religieuse. Je ne dirai pas que l'invocation de la République sert de paravent à l'islamophobie. Cependant, il est d'autant plus question de République, d'une façon parfois un peu totémique, depuis que se pose la question de la radicalité islamiste en France, et qu'une interrogation réelle se fait jour sur la place qu'on doit donner à l'islam dans notre pays.
« En Europe occidentale », expliquiez-vous à L'Humanité en 2012, « les populismes d'extrême droite ont réussi à détourner le logiciel idéologique de la gauche sur les questions sociétales ». Qu'en est-il du Front national ? Sa critique relativement mesurée du "mariage pour tous" participe-t-elle de ce phénomène ? Par ailleurs, Marine Le Pen aurait-elle rompu avec son père parce que l'antisémitisme ne lui semblerait plus rentable ?
Tout ce mouvement-là est lié à la question de l'islam : défense des homosexuels dans leurs droits en tant que minorité, parce qu'on explique que, dans les pays d'islam, ils n'ont aucun droit, et qu'ils sont menacés ici même par la montée du fondamentalisme musulman ; défense des femmes, parce que l'islam les opprime et les force à porter le voile ; défense de la laïcité, parce que l'islamisme cherche à la détruire ; réappropriation de toutes les valeurs sociétales qui étaient portées auparavant par la gauche, parce que certains milieux laïcs considèrent qu'aujourd'hui, il y a, dans les pays européens un nouveau totalitarisme qui s'exprime, le totalitarisme islamiste. On vient défendre les libertés individuelles, les libertés des minorités, contre ce totalitarisme-là. C'est vrai à ce point que Pim Fortuyn et Geert Wilders ont pris aussi la défense des Juifs des Pays-Bas, dont ils expliquent qu'ils sont menacés par le totalitarisme islamiste, ce qui n'était quand même pas l'optique dominante à l'ultra-droite il y a encore quelque temps... Que l'évolution du Front national s'inscrive dans la même logique, cela ne fait aucun doute. Mais il faut être très clair : l'antisémitisme, électoralement, cela n'est pas rentable du tout ! D'ailleurs, cela n'est pas davantage rentable que le supposé vote juif. Une étude de Jérôme Fourquet (Ifop) sur « les votes juifs » montre combien il est statistiquement insignifiant et divers.
« La France n'est pas que la République », a déclaré Marion Maréchal-Le Pen, dans un entretien à la revue Charles. Pensez-vous, comme l'annonce Bruno Roger-Petit dans Challenges, qu'il s'agisse d'« un cri de ralliement lancé à ce que l'extrême droite française a toujours produit de pire depuis deux siècles » ?
Ce qu'il y a de pire dans l'histoire des extrêmes droites, c'est le national-socialisme... La république est la forme de gouvernement qui, je crois, rassemble la majorité des Français. Regardons toutefois la carte de l'Europe, ou, plus précisément, celle de l'Union européenne : la Belgique est une monarchie, le Danemark aussi, tout comme l'Espagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou la Suède... Tous ces pays n'en sont pas moins des démocraties. Autrement dit, la royauté et la démocratie peuvent aller de pair, même si, évidemment, dans le cas du journal que vous représentez, la critique de la démocratie est principielle... D'ailleurs, je crois que c'est aussi la force de la République de tolérer que soient critiqués les fondements même de nos institutions.
Quel regard portez-vous sur l'Action française ?
Par rapport à son histoire, évidemment, j'ai des divergences énormes, qui portent en premier lieu sur l'antisémitisme d'État. En effet, si jamais cela ne laissait pas entendre qu'il existerait des Juifs anti-nationaux (ou non nationaux), le terme de juif national m'irait assez bien : je suis français, je suis patriote, je suis attaché à mon pays, au modèle civilisationnel qu'il y représente, y compris dans la période antérieure à 1789 ! Je suis par ailleurs clairement de cette gauche qui n'oublie pas la Nation. L'histoire de France est indivisible à mes yeux, et ses racines sont bien plus lointaines que la Révolution française. Cela dit, j'ai toujours expliqué que l'Action française ne se résumait pas aux gens tombés dans la collaboration pro-nazie, que Maurras avait condamnés, et qui avaient condamné Maurras. D'ailleurs, on redécouvre le rôle des militants d'Action française dans la Résistance. Toute l'AF ne tient pas dans la dérive idéologique de Brasillach, Rebatet et quelques autres. Maurras fait partie du patrimoine intellectuel français. Mais comme toujours, comme dans la pensée de tous les auteurs – y compris Voltaire –, on est amené naturellement à retrancher. Sur l'antisémitisme d'État, les choses ont été faites assez clairement, notamment par Boutang, assez tôt après la guerre. Incontestablement, on peut tout dire de Maurras, sauf que c'est un écrivain ou un philosophe insignifiant.