Sarkozy, Reding : deux catcheurs sur le ring

22 septembre 2010

L'"affaire" des Roms provoque un vacarme assourdissant. Lundi dernier, 20 septembre 2010, Toute l'Europe a évoqué « l'une des plus graves crises ayant opposé la France et la Commission européenne ». Ne serait-elle pas surtout l'une des plus théâtralisées ?

Jouant la vierge effarouchée, Viviane Reding a quelque peu tardé à endosser son rôle. Intervenant le 7 septembre devant le Parlement européen réuni à Strasbourg, elle avait ménagé le gouvernement français, après avoir souligné la responsabilité des États membres – « en charge de l'ordre public et de la sécurité de leurs citoyens » – et fixé des limites au principe de libre circulation. Ce faisant, le commissaire luxembourgeois s'était attiré les foudres des eurodéputés.

Viviane hausse le ton

De retour à Bruxelles, Mme Reding a changé de ton : « J'ai été personnellement choquée par des circonstances qui donnent l'impression que des personnes sont renvoyées d'un État membre uniquement parce qu'elles appartiennent à une certaine minorité ethnique », a-t-elle déclaré le 14 septembre. « Je pensais que l'Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la Seconde Guerre mondiale. [...] Je regrette profondément que les assurances politiques données par deux ministres français [soient] maintenant ouvertement contredites par une circulaire administrative de ce même gouvernement. Le rôle de la Commission en tant que gardienne des Traités est rendu extrêmement difficile si nous ne pouvons plus avoir confiance dans les assurances données par deux ministres lors d'une réunion formelle avec deux commissaires et en présence de quinze fonctionnaires de haut niveau de part et d'autre de la table. Vu l'importance de la situation, il ne s'agit pas d'un affront mineur. Après onze ans d'expérience à la Commission, je dirais même plus, c'est une honte. »

Comment expliquer cette participation soudaine au bal des hypocrites, sinon par la prégnance des rivalités institutionnelles et la volonté de flatter les parlementaires, rendus incontournables par l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, après avoir été cantonnés, des années durant, à l'adoption de résolutions ? Qu'importe la mention des Roms dans la circulaire diffusée place Beauvau, nul n'étant dupe de la situation résumée par Xavier Laborde : « Les Roms franchissent les frontières pour des raisons de discrimination en tant que communauté, s'installent dans des camps où ils vivent entre eux, se trouvent donc tous ensemble dans la même situation au regard du droit au séjour, mais l'État devrait traiter leur cas individuellement, comme s'ils étaient venus un par un ? » En vérité, comme l'a rappelé Jean Quatremer, « la plupart des pays européens mènent la même politique que la France à l'égard des Roms qui ne sont les bienvenus nulle part [...] mais en évitant la rhétorique un tantinet xénophobe employée par la droite française. L'Allemagne vient ainsi de signer un accord avec le Kosovo prévoyant le rapatriement de douze mille Roms – dont cinq mille enfants – réfugiés chez elle souvent depuis plus de dix ans. Autrement dit, Paris n'est somme toute coupable que d'avoir dit – brutalement - tout haut ce que les autres font tout bas. »

Cela relativise l'isolement de la France, à laquelle seul Silvio Berlusconi a apporté son soutien lors du Conseil européen du 16 septembre. Le président de la République est accusé d'avoir vivement interpellé José Manuel Barroso ce jour-là – ce dont il s'est  défendu avec un certain humour : « S'il y a bien quelqu'un qui a gardé son calme et qui s'est abstenu de commentaire excessif, c'est bien moi », a-t-il assuré lors d'une conférence de presse. « Je ne souhaite pas polémiquer », a-t-il annoncé à nos confrères, avec une mauvaise foi à peine dissimulée. Affirmant que son « devoir de chef de l'État, c'est de défendre la France », il a fustigé à moult reprises les « raccourcis historiques » que Mme Reding avait entretemps regrettés. Sans doute ses homologues auront-ils été contrariés, sinon exaspérés, par l'instrumentalisation d'un sommet européen à des fins de propagande intérieure. Ces gesticulations ne sont pas de nature à asseoir la crédibilité internationale de la France : « au final », résume Nicolas Gros-Verheyde, celle-ci « a beaucoup parlé, mais peu convaincu et beaucoup irrité ».

Une posture gaullienne ?

Christian Lequesne a esquissé une analogie avec la "crise de la chaise vide" survenue en 1965 : « Le général De Gaulle fustigeait à l'époque les "technocrates apatrides" de Bruxelles, a-t-il expliqué à Clémentine Forissier. Selon cette vision, seuls les responsables gouvernementaux sont au fait des politiques publiques. C'est un peu le message actuel de l'UMP. D'une certaine manière, il ne reste rien de l'héritage gaulliste à l'UMP, sauf le discours sur l'Europe. » La production n'a plus la même envergure, mais dans chacun des cas, effectivement, la France fait son cinéma. Pierre Lellouche se serait même risqué à justifier ce numéro d'esbroufe : « son coming out souverainiste était nécessaire pour rassurer les Français inquiets de l'ingérence de l'exécutif européen dans les affaires intérieures françaises », aurait-il confié en substance à notre confrère Jean Quatremer.

Au-delà, « cette attitude de la France témoigne, selon l'analyse de Christian Lequesne,  d'une conception strictement intergouvernementale de ce que doit être l'Europe. En d'autres termes, il ne faut surtout pas d'intervention de la part de la Commission et du Parlement. [...] Les Français ont interprété la présidence française de l'UE au deuxième semestre 2008 comme un grand succès. Mais à Bruxelles, la vision n'est pas tout à fait la même. Certes le leadership français a été reconnu, mais la France a aussi été très critiquée pour être passée systématiquement en force sur les procédures. »

Le débat opposant les méthodes communautaire et intergouvernementale est inscrit dans les gènes de l'Union européenne, mais peut-être a-t-il été relancé à la faveur de la Crise, voire de l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne – deux facteurs ayant visiblement conforté la primauté du Conseil européen réunissant les chefs d'État ou de gouvernement. En dépit du tropisme fédéraliste inhérent à sa nationalité, et bien qu'il use d'une pirouette sémantique, son président dorénavant "permanent", Herman Van Rompuy, semble loin de s'en offusquer : « L'Europe ne s'est jamais faite contre les nations, a-t-il observé lundi, lors d'une visite à Paris. Si les politiques nationales assument une grande place dans notre Union, pourquoi cela ne la renforcerait pas ? En un mot : non pas renationalisation de la politique européenne, mais européisation de la politique nationale ! [...] Souvent le choix n'est pas entre la méthode communautaire et l'intergouvernemental, mais entre une position européenne coordonnée ou rien du tout. »

Perspectives

Dans ces contions, les menaces brandies par Mme Reding seront-elles mises à exécution ? « Je suis personnellement convaincue que la Commission n'aura pas d'autre choix que celui d'ouvrir une procédure d'infraction à l'encontre de la France, sur la base de deux motifs, a-t-elle averti. Le premier : application discriminatoire de la directive sur la libre circulation. Le second : défaut de transposition des garanties procédurales et matérielles prévues par la directive sur la libre circulation. » La mécanique européenne peut souffrir des rivalités au sein du triangle institutionnel, mais non des hostilités ouvertes, dont les institutions les plus fédérales seraient d'ailleurs les premières à pâtir.

« Paris veut calmer le jeu », annonce d'ores et déjà Euractiv.  « La France a agi et continuera d'agir dans le strict respect du droit européen », avait encore répété, jeudi dernier, le président de la République, avant d'entrouvrir une porte de sortie : « En vérité, je pense que la Commission et nous, nous sommes sur la même position. Les choses vont revenir dans la normale et s'il n'y avait pas eu ces propos outranciers, ceci aurait été géré tout à fait normalement. La Commission est dans son rôle en posant des questions, en regardant si l'esprit et la lettre des traités sont respectés. [...] S'il s'avérait que dans la transposition, les gouvernements qui nous ont précédé, comme le nôtre, aient commis des erreurs [...], mais naturellement qu'on les corrigerait. »

Peut-être Bruxelles va-t-il accélérer la procédure entamée de longue date à ce sujet. Il nous paraîtrait raisonnable qu'il s'en contente : ainsi Mme Reding pourrait-elle s'enorgueillir d'avoir engagé ses poursuites, tandis que Nicolas Sarkozy soulignerait, à la suite du représentant permanent de la France auprès de l'UE, que « Bruxelles avait dans son collimateur la quasi-totalité des États membres en ce qui concerne la directive de 2004 »... Les paris sont ouverts !

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