La France en porte-à-faux

18 novembre 2010
Article publié dans L'Action Française 2000

La défense antimissile balistique sera l'une des principales questions à l'ordre du jour du sommet des chefs d'État ou de gouvernement des pays de l'Otan qui se tiendra à Lisbonne les 19 et 20 novembre.

De retour aux affaires, Alain Juppé renoncera-t-il à plaider en faveur d'un « désarmement nucléaire mondial » ? L'année dernière, il avait lancé un appel en ce sens, y voyant la « seule réponse à la prolifération anarchique ». Sa nomination à l'hôtel de Brienne pourrait faire jaser dans les rangs de l'Alliance atlantique, où Paris s'oppose régulièrement aux détracteurs de la dissuasion. Bien que celle-ci constitue « l'asurance-vie de la nation » aux yeux du président de la République, nos voisins européens – Allemagne, Belgique, Pays-Bas – se débarrasseraient volontiers des missiles tactiques américains stationnés sur leur sol.

Concept stratégique

Cela devrait alimenter les discussions qui se tiendront les 19 et 20 novembre à Lisbonne, où les chefs d'État ou de gouvernement des vingt-huit pays de l'Otan se réuniront pour entériner un nouveau concept stratégique. À cet effet, ils s'appuieront sur les recommandations du "groupe d'experts" présidé par Madeleine Albright, dont nous avions donné un aperçu en juin dernier. Entre autres propositions figurait l'inscription de la défense antimissile « au nombre des missions essentielles de l'Alliance ». Une perspective ardemment soutenue par le Danois Anders Fogh Rasmussen, le secrétaire général de l'Otan, qui s'estimerait « investi d'une mission quasi évangélique » selon le sénateur Daniel Reiner.

Sa visite en France, le 15 octobre dernier, emporta la conversion de Paris. « Il s'agit d'une inflexion stratégique amorcée par Jacques Chirac en 2006, et prolongée par Nicolas Sarkozy lors du discours de Cherbourg le 21 mars 2008 », souligne le sénateur Josselin de Rohan, auteur d'un rapport d'information déposé le 10 novembre 2010. Unissant sa voix à celle de Londres, Paris précisa sa position le 2 novembre : « Nous soutiendrons à Lisbonne une décision concernant la défense antimissile des territoires, reposant sur le développement du système antimissile de théâtre [...] qui soit financièrement réaliste, cohérente avec le niveau de la menace émanant du Moyen-Orient, et permette un partenariat avec la Russie. »

À cela s'ajoutait cette observation : « La défense antimissile est un complément et non un substitut à la dissuasion. » « Il convient à mon sens de s'opposer à toute logique de substitution, pour des raisons tant intellectuelles - ne pas saper la crédibilité de la dissuasion - que budgétaires », explique Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. « En effet, si la défense antimissile devait se substituer à la dissuasion, le niveau d'ambition serait tout autre, avec la nécessité d'investissements beaucoup plus importants. La logique de complémentarité permet donc aussi d'assigner des limites financières au développement de la défense antimissile. »

Un projet hors de prix

D'ores et déjà, Jean-Pierre Chevènement juge l'investissement « hors de prix dans le contexte actuel » – d'autant qu'il offre une protection somme toute aléatoire. Mais les conditions financières auxquelles pourrait être assurée une couverture du territoire européen demeurent obscures. Michel Miraillet, directeur en charge des Affaires stratégiques au ministère de la Défense, constate « que les travaux en cours manquent toujours de maturité et que l'analyse globale demandée à Strasbourg-Kehl ne sera pas achevée pour le sommet de Lisbonne. [...] Nous n'avons aucune idée de la nature de l'architecture à terminaison, ni de garantie sur le niveau de contrôle politique qui sera accordé aux Européens dans la préparation et la gestion de la bataille balistique. Les coûts avancés restent très approximatifs et certainement largement sous-évalués. [...] Nous avons le sentiment que la "facturation" a été adaptée par les Américains aux interrogations des Alliés. »

Les considérations militaires ne suffisent pas à expliquer la pression exercée par Washington. « La capacité des grandes puissances à offrir à leurs alliés n'ayant pas la volonté ou la capacité de se lancer dans cette course technologique une défense antimissile balistique "clef en main" est devenue un outil diplomatique au service d'une stratégie d'influence », analyse Josselin de Rohan. « Dans le cas européen », poursuit-il, l'approche « retenue par l'administration Obama, avec de premiers déploiements prévus en 2011, va structurer la relation de sécurité qui nous lie aux États-Unis de façon plus puissante encore que l'approche retenue par la précédente administration. À cet égard, le choix du cadre multilatéral, à travers l'Otan, est un progrès car il préserve un tant soit peu une certaine possibilité de partage de la décision avec les Européens. Tel ne serait plus le cas si, faute d'accord à l'Otan, les États-Unis reprenaient des démarches bilatérales analogues à celles engagées par l'administration Bush. » On reconnaît ici la démarche à l'origine du retour de la France dans le commandement intégré de l'Otan, et, plus généralement, en faveur d'une implication dans les structures multilatérales. Les gaullistes apprécieront !

Un outil de recherche

Pour le sénateur Jacques Gautier « la défense antimissile est avant tout un formidable outil de recherche et technologie ». Mais la France peut déjà s'enorgueillir de quelques compétences sur les différents segments de la défense antimissile balistique. « Voire de certaines capacités », affirme M. de Rohan. « Conformément au Livre blanc, elle développe une capacité d'alerte avancée (satellite d'alerte et radar très longue portée). Elle a mis en service le SAMP/T, doté d'une première capacité de défense de théâtre contre les missiles balistiques "rustiques". La France possède un savoir-faire unique en Europe en matière balistique. À travers son industrie, elle participe à l'élaboration du système de commandement et de contrôle (C2) de l'espace aérien de l'Otan dont la fonction serait élargie à la défense du territoire européen contre les missiles balistiques. »

En conséquence, selon François Auque, P-DG de EADS Astrium notre pays serait « le seul en Europe et peut-être dans le monde à être en situation de parler sur ce sujet aux États-Unis ». Il pourrait apporter ses petites "briques technologiques" au dispositif de l'Otan. Ce faisant, estime Antoine Bouvier, président de MBDA, « nous gagnerions une capacité d'influence sur la conception et le fonctionnement du système, par exemple en matière de règles d'engagement. Cette contribution spécifique constitue à mes yeux la dernière opportunité pour se positionner sur la défense antimissile. »

La question cruciale du commandement

Il convient d'insister, avec Michel Miraillet, « sur la question-clef du système de commandement » : « L'objectif fondamental des États-Unis reste la protection du territoire américain. Comment décidera-t-on si un missile se dirigeant vers les États-Unis doit être intercepté au dessus du territoire européen ou au dessus de l'Atlantique ? La réponse n'est pas nécessairement la même si l'on se place du point de vue américain ou européen. Or le SACEUR [commandant suprême des forces alliées en Europe] est également commandant des forces américaines en Europe et possède une "double casquette". Il apparait en tout cas essentiel que nous pesions de tout notre poids dans l'élaboration des règles d'engagement de l'Otan. » Camille Grand remarque toutefois qu'« il pourrait être de l'intérêt des Américains de laisser une place aux Européens en matière de commandement, au travers de la définition des règles d'engagement, pour mieux les convaincre de soutenir le développement d'un système de défense antimissile ». Affaire à suivre. 

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