Un petit livre sur le "genre"
22 octobre 2014
« Qu'est-ce que le genre ? Pourquoi cette notion fait-elle débat ? » Telles sont les questions auxquelles prétend répondre, selon sa quatrième de couverture, un livre d'une centaine de pages paru ce mois-ci (octobre 2014) aux Presses universitaires de France (PUF).
Dans l'esprit de ses auteurs, il s'agit de remettre quelques pendules à l'heure. « Il est faux de laisser penser qu'il existerait une théorie du genre » – autrement dit, « un corpus idéologique homogène » –, explique Laure Berreni. « Ce qui relie entre elles les études de genre », précise-t-elle, « c'est avant tout un objet de recherche commun ». Parmi leurs « dimensions analytiquement centrales » figureraient « l'adoption d'une posture constructiviste », c'est-à-dire « anti-essentialiste », mais aussi « l'existence d’un rapport de pouvoir, d'une asymétrie, d'une hiérarchie, entre les hommes et les femmes, le masculin et le féminin ». Soutenant « l'idée d'un rapport de domination socialement construit des hommes sur les femmes », Laure Berreni s'oppose à Mona Ouzouf ou Élisabeth Badineter, lesquelles « défendaient l'exception française en matière de rapports entre les sexes, selon elles marquée par une culture du "doux commerce entre les sexes", et qui rendait soi-disant impossible, non seulement linguistiquement mais aussi culturellement, l'importation des gender studies prospérant dans les universités américaines ».
Étonnamment, Anthony Favier « conteste l'idée d'une réception seulement négative par le catholicisme des études féministes, et de leur surgeon que constituent les études de genre ». « Depuis l'été 2013 », nous dit-il, « le champ des intellectuels mobilisés dans le catholicisme français pour comprendre le genre change » ; « à la première génération, marquée par l'intransigeance » succéderaient « des intellectuels mieux outillés et plus informés, qui abandonnent les outrances de naguère » : « leurs écrits sophistiquent, certes, la condamnation, mais concèdent qu'il existe un questionnement pertinent en termes de genre ». Plus concrètement, une distinction serait établie, y compris par les évêques français, entre « études de genre universitaires appréciables d'un côté » et « idéologie militante condamnable de l'autre ».
Reste à démêler le bon grain de l'ivraie. Cela s'annonce d'autant plus délicat qu'en la matière, la recherche universitaire baigne dans la culture militante. Ce champ d'études « plonge ses racines dans une longue tradition de recherches constituée dans le sillage des mouvements féministes des années 1960 et 1970 », rappellent Laure Bereni et Mathieu Trachman. « Pour répondre aux accusations de non-scientificité brandies par les adversaires des études sur le genre, on peut puiser dans des travaux d'épistémologie critique, féministes notamment », plaide Laure Berreni. « Ces travaux ont dénoncé l'épistémologie scientiste, fondée sur l'idée que les sujets de la connaissance sont capables de s'abstraire du contexte social dans lequel ils s'inscrivent et des rapports de pouvoir dans lesquels ils sont pris. Ils ont montré à quel point la science "normale" est imprégnée de préjugés de genre et contribue à reproduire l'ordre social inégalitaire. La recherche "féministe" n'est donc pas moins objective que la recherche mainstream : elle explicite ses présupposés politiques au lieu de les masquer. » Ces travaux produiraient-ils leur propre justification ? « En réalité », confirme Éric Fassin « loin de contrevenir aux règles de la science, les études de genre nous invitent à en expliciter les "point de vue" le plus souvent implicites. » Quitte à contester les "vérités" les mieux établies.
À cet égard, en dépit de la controverse suscitée par leur publication, les quelques pages de trois manuels de SVT (sciences de la vie et de la terre) inspirées par les "études de genre" s'avèrent bien timides. « Ce qui est particulièrement frappant », remarque Laure Berreni, « puisqu'il s'agit de manuels de biologie, c'est que la naturalité de la dichotomie mâle-femelle n'est pas ébranlée ». « Dans le manuel Hachette, par exemple, il est écrit que le "sexe biologique" est le "seul sexe bien établi", et qu'il "nous identifie mâle ou femelle". D'une certaine manière, ces manuels s'inscrivent dans un premier âge de la critique féministe de la naturalité de la différence des sexes, qui considère la vérité biologique du sexe (le fait qu'il y ait naturellement et évidemment deux sexes et qu'on ne puisse pas être des deux ou d'aucun des deux) comme un buttoir naturel. » Or, comme le rapporte Michal Raz, présentant les travaux d'Anne Fausto-Sterling, « l'existence des individus intersexués » aiderait « à déconstruire cette frontière en révélant son arbitraire et ses fondements sociaux et culturels ». De même, explique Mathieu Trachman, « en mettant en avant les différences entre hommes, l'approche des masculinités de Connell » soulignerait « le caractère fictionnel d'une théorie qui partage l'humanité entre deux groupes de sexe différent ».
En définitive, tel qu'il apparaît dépeint par ses promoteurs, le "genre" se prête manifestement aux hypothèses les plus hardies. À vrai dire, loin de dissiper notre méfiance à son égard, la lecture de cet ouvrage l'a plutôt nourrie, quoi que l'humilité demeure de mise, tant nous échappent les subtilités des débats universitaires. « En dénaturalisant la différence des sexes », observe Éric Fassin, « ce concept est désormais un outil scientifique, en même temps qu'une arme politique, au service de la critique des normes ». Selon lui, « il s'agit bien de savoir si cet ordre est fondé, une fois pour toutes, par un principe transcendant – tel que Dieu, la Nature ou la Tradition – ou bien s'il est défini de manière immanente – par "nous" qui habitons ce monde aujourd'hui : les normes, les règles et les lois sont-elles déterminées a priori ou négociées a posteriori ? Tel est in fine l'enjeu : l'extension de la logique démocratique au domaine sexuel. »
Avec quelles perspectives ? Les contributions réunies ici font écho aux débats animant la communauté des chercheurs acquis au "genre", mais elles ne nous ont pas semblé beaucoup ouvertes au-delà. Or, quelles conséquences y aurait-il à verser dans le "constructivisme sociétal" auquel nous invitent les "études de genre" ? Telle est, plus ou moins confusément, la question qui nous taraude, mais à laquelle ce petit livre n'apporte guère de réponse.
Sous la direction de Laure Bereni et Mathieu Trachman, Le Genre – Théories et controverses, Presses universitaires de France, collection "La Vie des idées", octobre 2014, 112 pages, 8,50 euros.
Ce petit livre réunit des contributions dont certaines sont disponibles en suivant ce lien vers La Vie des idées.