Une défense européiste

30 juillet 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

L'idéologie prend parfois la défense en otage. Les déboires de l'Airbus A400M, développé sous la bannière de la coopération européenne, illustrent un phénomène dénoncé par le journaliste Jean-Dominique Merchet.

Réunis au Castellet le vendredi 24 juillet, les sept pays partenaires du programme A400M (1) se sont donné six mois pour renégocier le contrat les liant au groupe EADS. Celui-ci avait annoncé le 9 janvier que les premiers avions ne seraient pas livrés avant fin 2012, avec un retard de trois ans au moins. L'industriel reconnaît sa difficulté, voire son incapacité, à satisfaire à toutes les exigences du cahier des charges.

Polyvalence

Ces déboires inquiètent l'armée, confrontée au vieillissement de ses appareils de transport, anticipé de longue date : la formalisation du besoin à l'origine du projet A400M remontre à 1984. Cinquante avions ont été commandés par la France. Sans eux, selon les sénateurs Jacques Gautier et Jean-Pierre Masseret (2), « la capacité de projection tactique à 1 000 km en cinq jours, actuellement de l'ordre de 5 000 tonnes (soit 1 500 militaires avec leur équipement et leur autonomie) passerait, en 2012, à moins de 3 000 tonnes, voire 2 500 tonnes ». Il faudra supporter le coût des solutions palliatives (remise à niveau d'avions en fin de vie, achats ou locations), et les conséquences d'un moindre entraînement des équipages.

Enfin aux commandes de l'A400M, ceux-ci bénéficieront d'un appareil à la polyvalence inédite : son rayon d'action, sa capacité d'emport et sa vitesse conviendront aux missions stratégiques ; susceptible d'opérer sur terrain meuble, à basse altitude et faible vitesse, il répondra également aux exigences tactiques ; il pourra aussi participer à des ravitaillements en vol. Embarquant une technologie de pointe, il exploitera le « plus puissant turbopropulseur développé en Occident », selon l'expression de Noël Forgeard. L'avion cumule les ruptures technologiques. Pourtant, Airbus Military s'était engagé à le développer « à un prix très bas, dans des délais très courts, et sans programme d'évaluation des risques ». L'industriel a sous-estimé l'ampleur du défi ; aux yeux des parlementaires, sa première erreur fut « de penser qu'un avion de transport militaire tactique équivalait à un avion de transport civil "peint en vert", bref qu'il s'agissait de construire un Airbus comme les autres et que les compétences acquises en matière de certification civile seraient un atout substantiel », voire suffisant.

Une gouvernance inefficace

EADS a pâtit, en outre, d'une mauvaise organisation de ses filiales, conduisant à « une mobilisation insuffisante des forces vives d'Airbus ». En effet, « AMSL était placée dans une situation intenable vis-à-vis d'Airbus : en tant que filiale, elle devait exécuter ses ordres ; en tant que responsable industriel du programme, elle devait pouvoir mobiliser les unités de production de la société mère. » Cela dit, Louis Gallois nuance l'échec de son groupe, d'autant que les retards sont monnaie courante dans l'industrie d'armement : « On ne connaît pas de programme de ce type livré en moins de douze ans. [...] Si nous livrions l'avion dans une amplitude de dix ans, nous serions encore la référence dans ce domaine. » (3)

Divergences

Réunis dans l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (Occar), les États impliqués ont entrepris une collaboration délicate, sinon hasardeuse. Ils avaient opté pour une approche commerciale, consistant, selon l'explication des sénateurs, « à délivrer, au terme d'une phase unique pour le développement et la production, un nombre fixe d'avions – 180 – à un prix indexé, mais ferme : 20 milliards d'euros aux conditions économiques initiales ». Mais les priorités divergeaient : le Royaume-Uni voulait acquérir des appareils au plus vite ; l'Allemagne surveillait le budget avec un calendrier élastique ; l'Espagne espérait surtout développer son industrie aéronautique ; quant à la France, elle souhaitait répondre à un besoin opérationnel, mais aussi « faire avancer l'Europe de la défense ». Au total, estiment les parlementaires, ces stratégies différentes « ont conduit à prolonger les négociations plus que de mesure », ainsi qu'à imposer des conditions contractuelles difficiles... En l'absence d'un État pilote, « le dialogue indispensable entre l'industriel et le donneur d'ordres a fait défaut », poursuivent-ils. « En outre, le principe du juste retour a été appliqué strictement, aussi bien pour le moteur que pour l'avion. » « Enfin, la faible capacité de l'Occar à prendre des décisions [...], le manque de dialogue entre EADS et les sous-traitants, ainsi que les problèmes d'organisation du consortium des motoristes ont conduit à retarder l'identification des problèmes et donc leur résolution. »

Une exception, l'A400M ? « Bien au contraire », proclame Jean-Dominique Merchet dans son dernier livre (4). L'animateur du blog Secret Défense, collaborateur de Libération et conférencier occasionnel de la NAR, rapporte que « l'autre programme phare de la coopération européenne, l'hélicoptère NH90, souffre des mêmes maux ». L'industrie d'armement serait « victime de l'idée que plus on embarque de partenaires [...], mieux c'est » ; idée dont le seul mérite serait d'être européenne.

Réussite en solo

À l'opposé, l'auteur souligne la réussite du Rafale : « Très critiqué, le choix de jouer en franco-français apparaît aujourd'hui comme le plus rationnel, tant sur le plan des finances publiques que sur celui des besoins militaires. » Et de citer la Suède en exemple, qui produit des avions militaires et réussit même à en exporter : « Ce que la petite Suède sait faire, et plutôt bien, il n'y avait aucune raison que la France – six fois plus grande – ne puisse le réussir, n'en déplaise aux idéologues qui estiment, une fois pour toutes, que la France est trop petite. »

Fustigeant la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD), Jean-Dominique Merchet juge lamentables les multiples déclarations d'intention jamais suivies d'effet. On  attribue certes quelques réalisations concrètes à la PESD, mais dont la dimension "européenne" serait souvent usurpée, comme en Bosnie : « En décembre 2004, l'opération militaire Althéa prend la suite de l'Otan. Pour plus d'efficacité, l'UE le fait néanmoins avec les moyens et capacités de commandement de l'Otan, dans le cadre des accords dits de "Berlin Plus". » Première mission navale entreprise sous l'égide de l'Union, l'opération Atalanta lutte avec succès contre la piraterie au large de la Somalie. Mais « "on ne déploie pas de bateaux exprès pour cette mission", explique-t-on à l'état-major de la Marine rue Royale. "On a deux bateaux qui auraient été là-bas de toute façon dans le cadre de notre présence dans l'océan Indien." »

L'UE et les tâches ménagères

Autant d'exemples illustrant « la grande illusion de la défense européenne ». Avec un mépris teinté d'humour, Jean-Dominique Merchet observe que l'Europe « est conçue pour les temps ordinaires », ce qui s'avère à certains égards « bel et bon » : « Comme le disait l'inoubliable Paul Volfoni des Tontons flingueurs, "les tâches ménagères ne sont pas sans noblesse". » Mais là où il est question « de vie et de mort », on entre dans une cour où « l'Europe ne joue pas et n'est pas prête de le faire ».

Ce petit livre, clair et concis, est un vrai réquisitoire. Pour l'étayer, l'auteur convoque Carl Schmitt et Joseph de Maistre. Ses arguments suffiraient-ils à prononcer la condamnation de l'UE ? Pas forcément, car la PESD apparaît bien marginale au sein de l'Union, dont l'ossature demeure le marché unique. Et si la défense témoigne des méfaits de l'idéologie européiste, celle-ci n'est pas le seul moteur de la construction européenne, où interviennent également des calculs d'intérêts. Cela dit, Jean-Dominique Merchet confesse volontiers un euroscepticisme plus prononcé que celui d'un Védrine, par exemple. Quant au souverainisme, « c'est un mot qui ne me fait pas peur » nous a-t-il confié, tout en se définissant plutôt comme un « gaulliste du 18 juin ».

(1) Les États engagés dans le programme A400M sont les suivants : Allemagne (60 avions), France (50), Espagne (27), Grande-Bretagne (25), Turquie (10), Belgique (7) et Luxembourg (1). L'Afrique du Sud a commandé huit appareils et la Malaisie quatre.

(2) Jacques Gautier & Jean-Pierre Masseret : Rapport d'information sur les conditions financières et industrielles de mise en œuvre du programme A400M. Annexe au procès-verbal de la séance du 10 février 2009, 97 pages, disponible en téléchargement gratuit sur le site Internet du Sénat.

(3) Cité par Nicolas Gros-Verheyde : « Louis Gallois s'explique ». Europolitique, n° 3722, 26 mars 2009. Cf http://bruxelles2.over-blog.com/

(4) Jean-Dominique Merchet : Défense européenne, la grande illusion. Larousse, coll. "À dire vrai", 126 pages, 9,90 euros. Deux extraits sont en ligne sur le blog de l'auteur : http://secretdefense.blogs.liberation.fr/

Voyage au cœur du Parlement européen

18 juin 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Lecture d'un "album secret" signé Jean-Claude Martinez.

Député au Parlement européen de 1989 à 2009, Jean-Claude Martinez se propose de révéler les secrets de cette institution. S'appuyant sur les illustrations de Norma Caballero, il convie le lecteur à la rencontre de six mille habitants, évoluant sur cinquante hectares répartis dans trois villes : Strasbourg, le siège officiel du Parlement, où les couloirs seraient un vrai cauchemar ; Bruxelles, qui supplante peu à peu la capitale alsacienne ; Luxembourg, qui héberge l'administration. En Belgique, étant donné l'étendue des surfaces à couvrir, les rondes des agents de sécurité prennent entre six et huit heures.

On découvre des lieux parfois insolites : la banque ING, classée centième sur les 4 800 agences que compte le groupe dans le Plat pays ; un bar dévalisé le soir du 13 juillet 2004, où le Parlement accueillait les représentants de dix nouveaux États-membres ; une salle de prières à Strasbourg ; un centre d'épilation à Bruxelles... L'hémicycle constitue « une PME de cent personnes ». Les votes y sont expéditifs : les députés disposent de quelques secondes pour presser la bonne touche de leur machine électronique. Et quand ils prennent la parole, c'est pour une ou deux minutes, trois tout au plus. Alors s'affairent les interprètes, censés jongler avec 506 combinaisons linguistiques possibles !

Soulignant « l'impérialisme de l'anglais », Jean-Claude Matrinez rapporte cette mésaventure de Jacques Barrot : « Un député voulait la lecture officielle de la position de la Commission européenne. Mais ce texte officiel était en anglais. Le commissaire français un peu juste dans cette langue ne se voyait pas en train de lire un long texte en anglais. Il a donc fait le sourd en dépit de la demande répétée de plusieurs députés et de la cruauté complice du président, ajoutant goguenard : "Le commissaire ne souhaite pas lire." »

Précarité sociale du personnel

Le Parlement européen apparaît sous un jour plus humain qu'à l'accoutumée. Ce qui n'est pas toujours flatteur. L'auteur s'indigne des conditions de travail imposées au personnel de la restauration ; employé par un prestataire externe, il est même privé de badge et de parking, ceux-ci étant apparemment réservés aux fonctionnaires. Conséquence des "privatisations", cette précarité illustre les méfaits du libéralisme économique aux yeux de Jean-Claude Martinez, qui a incarné une sensibilité "altermondialiste" au sein du Front national.

Issu d'une formation politique marginalisée, il dénonce les privilèges des groupes majoritaires, ainsi qu'une procédure douteuse qui l'aurait privé d'une vice-présidence du Parlement Europe-Amérique latine (Eurolat). Le ton partisan de l'ouvrage procède d'un choix discutable : des commentaires superflus agaceront peut-être les sympathisants, et rebuteront sans aucun doute tous les autres. Jean-Claude Martinez s'autorise même des piques répétées contre « la fille Le Pen ». On regrette également les insuffisances de la mise en page, ainsi que la rédaction hasardeuse du texte, où les redondances sont légion. Si elle permet de glaner ici ou là des informations précieuses, la lecture s'avère de ce fait décevante, voire frustrante. Un essai à transformer !

Jean-Claude Martinez, Norma Caballero : L'Album secret du Parlement européen. Édité par La Maison de la Vie et des Libertés, 13 rue Durand, 34000 Montpellier ; 200 pages, 59,50 euros franco (chèque à l'ordre de La Maison de la Vie) ; www.martinezlavie.com

L'histoire en otage

2 avril 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Retour sur l'histoire du négationnisme en France.

Le négationnisme s'est immiscé dans l'actualité ces derniers mois. Nos lecteurs intéressés par cette "école" pseudo-historique pourront consulter l'étude que Valérie Igounet a consacrée à ses représentants français (1). L'auteur considère Maurice Bardèche comme l'« initiateur » de la contestation des crimes nazis. Ouvertement fasciste, le beau-frère de Robert Brasillach devint l'éditeur d'un transfuge de la gauche pacifiste, député SFIO puis militant actif de la Fédération anarchiste : Paul Rassinier. Revenu de déportation à Buchenwald et Dora, celui-ci entreprit de relativiser la responsabilité des SS dans les camps, incriminant plutôt les communistes. Ces "précurseurs" ouvrirent la voie à Robert Faurisson, un professeur de lettres amoureux de la vérité selon ses dires, sans aucun doute avide de provocation.

Signe des insuffisances de la recherche historique, il fut, dans les années soixante-dix, l'« un des premiers Français à fouiller dans les archives d'Auschwitz, à comparer des documents et à mettre en évidence des contradictions entre [...] les plans et [...] le terrain ». Se rendant sur place, un pharmacien qui préparait un roman observa moult incohérences, au point de douter à son tour de l'existence des chambres à gaz homicides. Aussi Jean-Claude Pressac travailla-t-il aux côtés de Robert Faurisson pendant quelque temps. La rupture fut consommée après qu'il eut décelé les « traces d'aménagement criminelles » d'un camp qui, en réalité, n'avait pas été conçu dès l'origine à des fins d'extermination. Une découverte fondamentale. Non sans hésitation, Pierre Vidal-Naquet introduisit cet "amateur" dans les milieux universitaires. Ses conclusions, publiées aux États-Unis en 1989 sous le titre Auschwitz - Technique and operation of the gas chambers, devinrent « une des références bibliographiques dans l'histoire du génocide ». Dans un entretien accordé au Spiegel du 9 février dernier, Mgr Williamson s'est engagé à étudier l'ouvrage de ce "négationniste repenti". Celui-ci n'en reste pas moins une personnalité controversée, étant donné son choix de ne considérer que les « données et documents techniques » ; d'autant qu'il révise à la baisse le nombre de victimes.

Valérie Igounet rend compte de la pénétration du négationnisme dans l'idéologie et le discours du Front national, ainsi que des collusions de l'extrême droite avec des courants pro-arabes, voire islamistes. Les sympathies que s'attire aujourd'hui Dieudonné sont à ce titre significatives. L'auteur souligne également le soutien décisif apporté au négationnisme par un microcosme d'extrême gauche mené par Pierre Guillaume, animateur de La Vieille Taupe, une librairie "révolutionnaire". Influencé par Amadeo Bordiga, il a vu dans les horreurs du nazisme « un alibi, utile au capitalisme, pour justifier son exploitation de la classe prolétarienne ».

Fallait-il condamner lourdement les adeptes de cette « métamorphose moderne de l'antisémitisme » ? « Ceux qui sont contre [...] ne vivent pas au milieu des survivants et n'entendent pas leurs cris », déplora Serge Klarsfeld, qui défendait la loi Gayssot en 1990 : « Les poursuites s'imposent dans la période actuelle. Après, une fois que tous les témoins seront morts, ce ne sera plus nécessaire. » Selon Pierre Vidal-Naquet, en revanche, « il n'appartient pas aux tribunaux de définir la vérité historique » : « Faire de la vérité sur la Shoah une vérité légale [...] paraît une absurdité. Le fait de punir l'expression du révisionnisme ne fera que transformer ces gens-là en martyrs. » Un point de vue partagé par Valérie Igounet, qui s'est exprimée à ce sujet le 26 janvier 2004 sur un forum en ligne du Nouvel Observateur. Fort heureusement, le discours des historiens ne se réduit pas à l'écho qu'en renvoie la sphère politico-médiatique. Ne l'oublions pas.

(1) Valérie Igounet : Histoire du négationnisme en France. Éd. du Seuil, mars 2000, 692 p., 28 euros.

Dico européen

20 novembre 2008
Article publié dans L'Action Française 2000

L'Europe présentée à travers 236 notes synthétiques.

Les éditions Armand Colin ont publié le mois dernier un Dictionnaire critique de l'Union européenne dont la lecture distille mises au point historiques (voire historiographiques), juridiques (arrêts déterminants de la Cour de Justice), politiques (présentation des mouvements "pro-européens") ou théoriques (analyse fonctionnaliste ou intergouvernementaliste de l'intégration européenne), ainsi que quelques chiffres significatifs : par exemple, selon l'estimation d'Yves Bertoncini, le droit communautaire dérivé représenterait 10 à 20 % de l'ensemble du droit en vigueur en France.

Au fil des 493 pages, écrites selon "l'esprit du temps", on pourra discuter certains jugements, mais le caractère "universitaire" de l'ouvrage le préserve des inepties politiciennes les plus désolantes ; l'article consacré au souverainisme, présenté par Justine Lacroix comme « une identification de la nation à la démocratie » - plus généralement au politique, diraient les souverainistes d'AF - témoigne d'une relative impartialité.

Inévitablement, on sera frustré par les questions laissées apparemment en suspens, comme le bilan économique du marché commun ou les enjeux géopolitiques de la candidature d'Ankara... Ces 236 notes synthétiques, complétées par des cartes et une chronologie, apportent néanmoins un éclairage appréciable sur différentes facettes de l'UE, faisant de ce dictionnaire un compagnon utile – quoique un peu coûteux (39,50 euros) - au profane décidé à se documenter peu à peu sur le "machin" européen.

Regards sur l'Europe

2 octobre 2008
Article publié dans L'Action Française 2000

De Daniel Cohn-Bendit à Hubert Védrine, vingt et une personnalités s'expriment sur la construction européenne.

Un ouvrage paru en septembre, dirigé par Michel Rocard et Nicole Gnesotto, rassemble les contributions de personnalités éclectiques censées « rendre à Bruxelles ce qui revient à Bruxelles » et « appréhender la construction européenne [...] comme une réalité vivante ».

"Réalisme"

On y relève moult banalités. Ainsi Michel Rocard affirme-t-il que « l'édification d'une institution commune [...] a comme résultat majeur la réconciliation et la paix ». Une ineptie à laquelle Hubert Védrine apporte un démenti cinglant : « Ce n'est pas l'intégration de l'Europe de l'Ouest qui va l'empêcher [la guerre], mais l'équilibre des forces [...] de l'OTAN et du Pacte de Varsovie... »

Fidèle à son "réalisme", constatant la difficulté de conclure un accord à vingt-sept, l'ancien ministre des Affaires étrangères estime qu'on arrive « au point ultime de l'intégration politique pour l'Europe dans son ensemble ». Il ne cache pas son relatif euroscepticisme : s'appuyant sur des textes juridiques, « certains ont attendu la naissance presque miraculeuse d'une politique étrangère européenne. [...] Mais on le voit bien : cela ne conduira pas à une politique étrangère européenne unique... » Appelant les Européens à « dépasser l'irrealpolitik », caractérisée par « une fatigue historique [...], une aspiration helvétique à une grande Suisse à l'abri des turbulences de la mondialisation » - y compris chez certains nationalistes, serions-nous tentés d'ajouter ! -, il plaide pour l'autonomisation progressive des Européens au sein d'un pôle occidental. Il se démarque ainsi de l'"esbroufe gaulliste" stigmatisée implicitement par Thierry de Montbrial, et se montre bienveillant à l'égard du président de la République, dont la politique pourrait être, selon lui, le levier de cette transformation. Affaire à suivre.

Ultimes frontières

Dans l'immédiat, Michel Foucher lève le voile sur un « secret de polichinelle », celui des frontières ultimes de l'UE : « Dans le scénario d'expansion au fil de l'eau que Washington nourrit, celui qui a effectivement cours, l'Union devra s'étendre à l'ensemble des États membres du Conseil de l'Europe, à la seule exception de la Russie, mais la Turquie incluse. » Dans ces conditions, sans identité forte, quid de l'Europe politique ? Loin d'en entretenir l'illusion, la plupart des auteurs parient plutôt sur la puissance de l'"empire normatif". Renaud Dehousse en révèle une vision plus "morale" que politique : il salue cette Europe ayant « dépassé le stade primitif où les rapports entre États sont avant tout des rapports de force ». Quitte à s'intéresser aux critiques de la realpolitik, on préférera les analyses de Zaki Laïdi, beaucoup plus fouillées.

Jean Quatremer prétend briser un mythe, celui des 60 % de lois d'émanation communautaire. « Le raisonnement en termes de pourcentage est délicat, observe-t-il : le droit ne se prête guère à ce genre de pesée. » Se livrant à son propre calcul, il estime néanmoins que ce sont « seulement 25 % des lois adoptées en 2007 qui étaient d'origine européenne ». De son point de vue, « tout ne se décide pas à Bruxelles, [...] loin s'en faut ». Le sujet – controversé – aurait mérité de plus amples développements. Le journaliste se veut catégorique : « Les États sont non seulement à l'origine des traités par lesquels ils décident d'exercer en commun leur souveraineté, mais ils en contrôlent à chaque instant l'application. Ils sont aux deux bouts de la chaîne et décident donc toujours en dernier ressort. » C'est oublier l'influence de la Cour de Luxembourg, dont Renaud Dehousse rappelle que les juges « loin de s'en tenir à l'intention [...] des parties contractantes [...], se sont abondamment inspirés des objectifs ultimes de l'intégration, énoncés de façon générale dans le préambule du traité de Rome ».

Le pragmatisme de Jean-Louis Bruguière tranche avec l'idéologie inspirant bien des contributions. Tout en promouvant le mandat d'arrêt européen, il s'insurge contre certaines dérives : « Une coopération bien gérée est un facteur d'efficacité. Mais vouloir aller trop vite ou négliger, dans une démarche politique ou doctrinaire, des réalités opérationnelles peut avoir l'effet inverse de celui recherché. C'est ce qui se passe [...] avec les tentatives d'intégration du renseignement. Celui-ci ne se partage que dans une situation donnée et dans une démarche bilatérale... »

Basses attaques

Daniel Cohn-Bendit se distingue par une intervention rédigée sur un ton plus "politicien", où il attaque notamment le souverainisme : une « nécrose », dont les « poussées xénophobes » ne seraient pas « les moindres dégâts » ; par-delà la basse polémique, on relève cette observation de bon sens : « La souveraineté demeure une coquille vide sans l'efficience de l'action politique. »

Au final, on s'interroge sur le public auquel s'adresse un tel ouvrage. Parfois rébarbatif et redondant, il ne présente pas de "vertus pédagogiques" manifestes, véhicule des lieux communs sans franchement ouvrir le débat, et présente des analyses trop superficielles pour satisfaire un lecteur  averti. On y trouvera éventuellement une introduction à d'autres études traitant plus spécifiquement de tel ou tel aspect de la construction européenne, à lire avec un regard critique.

Sous la direction de Michel Rocard et Nicole Gnesotto : Notre Europe ; Robert Laffont, 394 p., 22 euros.

La diplomatie à travers les âges

4 septembre 2008
Article publié dans L'Action Française 2000

Aperçu d'un ouvrage traitant des négociations européennes d'Henri IV à l'Europe des Vingt-Sept.

Comment les négociations internationales ont-elles été menées en Europe depuis le XVIIe siècle ? La question a fait l'objet d'un ouvrage collectif paru en avril dernier.

La première partie est historique. On y rencontre d'abord Jean Hotman de Villiers, qui est, en 1603, le premier à disserter en français sur La charge et la dignité de l'ambassadeur ; « composé par un homme [...] dont la science et l'érudition sont fortement imprégnées par l'esprit de la Renaissance et les références à l'Antiquité, [ce traité] n'en est pas moins en prise directe avec son temps », dont bien des aspects sont révolus : imaginerait-on qu'un ambassadeur s'appauvrisse aujourd'hui au service de l'État ?

Vers 1640, le cardinal de Richelieu développe dans son Testament politique « une conception éminemment nouvelle de la négociation », qui devient permanente, « s'ordonnant [...] en vue de la réalisation d'un dessein plus général, ce que l'on appellera la politique étrangère... » En 1716, François de Callières s'intéresse à l'éloquence dans La Manière de négocier avec les souverains ; son existence témoigne d'« une capacité rare d'alterner vie active de diplomate et vie contemplative du penseur ». Un article publié en 1770 dans l'encyclopédie d'Yverdon est reproduit intégralement ; Barthélémy Fortuné de Félice y souligne le poids des passions et lance quelques piques à l'encontre de Mazarin (dont les intrigues ne feraient pas honneur à la diplomatie française selon lui).

En 1757, dans ses Principes des négociations, Gabriel Bonnot de Mably conteste l'aptitude du système de l'équilibre à garantir la paix ; il juge vicieux l'ordre européen assimilant la politique à "la chose privée des rois", et se fait l'apôtre de la transparence. La Révolution française s'y essaiera, transformant bientôt « la "diplomatie de la transparence" en une "diplomatie de l'arène" » ; « détruisant sans chercher à reconstruire, l'expérience tourne au chaos », aboutissant selon Frank Attar à « la diplomatie du vide ».

Multilatéralisme

La seconde partie traite de l'« actualité de la négociation, de la souveraineté française au consensus européen », esquissant quelques comparaisons avec les siècles passés. Marie-Christine Kessler identifie des vecteurs de stabilité : « En France [...], il y a eu très vite une institutionnalisation et une professionnalisation du métier de diplomate. » Mais l'influence des opinions, ainsi que l'émergence du multilatéralisme, ont bouleversé la donne. Des contributions évoquent la représentation permanente de la France aux Nations Unies – dont le Conseil de Sécurité se réunit tous les jours – et l'engagement de la Commission européenne dans des négociations internationales. Une expérience de « multilatéralisme au carré », selon l'expression d'Hubert Védrine, le mandat des négociateurs européens étant lui-même issu d'une négociation entre les États membres de l'UE. Observant les réticences des États-Unis à l'égard d'un multilétaralisme qu'ils avaient jadis encouragé, l'ancien ministre des Affaires étrangères conclut ainsi sa postface : « Selon qu'il s'agit [...] d'un mouvement conjoncturel [...] ou durable, les conséquences n'en seront pas du tout les mêmes pour l'art de la négociation. »

En définitive, l'ouvrage semble quelque peu "bricolé". Rassemblant des contributions inégales, il constitue moins l'« histoire vivante de la négociation » annoncée en quatrième de couverture qu'un aperçu des œuvres des ses théoriciens classiques, complété par quelques considérations d'actualité. On s'agace en outre de l'inclination de certains auteurs à dénicher dans le passé les sources supposées de leur européisme un peu naïf... C'est une étude originale dont on regrettera qu'elle ne tienne pas toutes ses promesses.

Sous la direction d'Alain Pekar Lempereur et Aurélien Colson : Négociations européennes - D'Henri IV à l'Europe des 27 ; A2C Medias, avril 2008, 284 p., 25 euros.

Une certaine idée de l'Europe ?

3 juillet 2008
Article publié dans L'Action Française 2000

Quelles sont les grandes lignes de la politique européenne de Nicolas Sarkozy ? Jean-Dominique Giuliani – président de la Fondation Robert Schuman – tente de les identifier dans un ouvrage publié en mai dernier, où il brosse le portrait d'« un Européen très pressé ».

L'auteur souligne l'importance – relative, certes, mais inédite – que le candidat Sarkozy avait accordée à la construction européenne pendant sa campagne, annonçant la négociation du traité de Lisbonne et sa ratification par voie parlementaire. Un choix « courageux » selon Jean-Dominique Giuliani, mais qui nous paraît finalement peu coûteux, étant donné l'indifférence de nos concitoyens. Ont-ils été abusés par l'esbroufe présidentielle ? En tout cas, le numéro d'équilibriste de Nicolas Sarkozy semble avoir touché son public : nuancés par un zeste d'euroscepticisme, ses discours ont rassuré les nonistes, ouvrant la voie au "retour de la France en Europe" proclamé le soir de sa victoire électorale.

Symboles

Dès son entrée en fonction, le chef de l'État multiplie les symboles, « comme autant de gestes en direction de l'Union européenne » : pour sa photographie officielle, par exemple, il pose devant la bannière bleue étoilée. Jean-Dominique Giuliani revient sur la façon parfois houleuse dont se sont nouées les relations avec Angela Merkel. En dépit d'une main tendue au Royaume-Uni, la collaboration privilégiée avec l'Allemagne serait « inévitable » de toute façon... Une observation tout juste étayée par quelques considérations économiques. Le lecteur avide d'analyses géopolitiques pointues passera son chemin.

Retour à l'Est

L'auteur signale toute l'importance que le Président accorde à la Méditerranée, mais insiste aussi sur ses efforts visant à resserrer les liens avec les pays de de l'Europe de l'Est, vilipendés par Jacques Chirac à la veille de leur entrée dans l'Union. Le rapatriement des infirmières bulgares retenues en Libye, orchestré triomphalement par Nicolas Sarkozy, aurait largement contribué au succès de son entreprise. Le « passage obligé » par Washington rassure également les États fraîchement libérés du joug soviétique. L'objectif est clair : le président de la République espère développer un pôle de sécurité européen, et, plus généralement, conférer à l'UE le rôle d'un véritable acteur politique.

En matière économique et monétaire, son ambition de "repolitiser" l'Europe apparaît manifeste. Ainsi a-t-il réclamé un assouplissement de la politique de concurrence – nécessaire à la préservation de nos intérêts industriels –, ou une réaction face à la menace des fonds souverains. Ses homologues sont disposés à le suivre sur ce point. En revanche, ils ne sauraient cautionner ses critiques formulées à l'encontre de la Banque centrale européenne, qui se sont certes assagies depuis son élection. Une fois n'est pas coutume, Jean-Dominique Giuliani exprime ici quelque réserve, rappelant cette évidence, vraisemblablement négligée par un politicien en campagne : « La revendication d'un "gouvernement économique" n'a [...] de chance d'aboutir que le jour où certains pays accepteront de se concerter avant de prendre leurs grandes décisions économiques internes. » En attendant, aucune alternative à l'indépendance de la BCE n'est envisageable, à moins d'abandonner la monnaie unique évidemment.

Identité chrétienne

Telle que nous la dépeint Giuliani, l'Europe rêvée par Nicolas Sarkozy bénéficierait d'une forte identité, inspirant la fierté de citoyens conscients d'appartenir à une communauté de civilisation. « Il replace le projet européen dans une perspective historique, morale et politique, dont l'ont éloigné le temps, la bureaucratie et les habitudes. Pour lui, l'Europe doit désormais avoir pour objectif d'être une puissance nouvelle sur la scène internationale. À ce titre, elle a droit à un territoire.. » Le chef de l'État veut en finir avec la fuite en avant de l'élargissement, qui s'oppose au projet d'approfondissement. De son point de vue, l'adhésion de la Turquie serait une perspective d'autant moins acceptable qu'elle saperait les fondements de l'unité européenne, brouillant les repères tant géographiques que culturels. À l'inverse, la reconnaissance officielle des racines chrétiennes de l'Europe lui semblerait indispensable ; leur négation constituerait à ses yeux « une insulte à l'histoire » et même une « faute politique ».

Un vieux fantasme

Un faute, sans doute, mais qui apparaîtrait bien minime comparée à celle qu'il commettrait si, d'aventure, il privait la France de son siège de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Fort heureusement, Jean-Dominique Giuliani ne lui prête pas cette intention. Bien au contraire, il s'interroge sur son inclination à « abandonner sa capacité à décider seul au profit d'institutions européennes » supposées plus efficaces ; « s'il y a des contradictions dans les discours européens de Nicolas Sarkozy, c'est ici qu'il faut les chercher », précise-t-il. Cédant à un vieux fantasme européiste, il l'appelle pourtant à « partager » son siège avec l'UE, au moins provisoirement, pendant que la France assure la présidence de l'Union. On s'agace pareillement de son aversion naïve pour la Realpolitik, et de sa posture "bien pensante" qui le conduit à ériger en vérités universelles des opinions ou des valeurs – telle la "parité" – qui sont loin d'emporter notre adhésion. On lui reprochera enfin de se complaire dans une relative apologie, son ouvrage s'approchant d'avantage de la paraphrase que de l'analyse approfondie.

Jean-Dominique Giuliani : Un Européen très pressé. Éditions du Moment, 22 mai 2008, 277 p., 19,95 euros.

Enquête sur le créationnisme

19 avril 2007
Article publié dans L'Action Française 2000

Un frère dominicain veut réconcilier foi et raison.

Le créationnisme est en vedette dans les librairies. Selon les cas, l'ouvrage que lui a consacré Jacques Arnould (1) – un frère dominicain – est classé en science ou en religion. Cette ambiguïté est à l'image d'un objet d'étude dont M. Glauzy affirme qu'il est une « science biblique ».

Les créationnistes « refusent la vision évolutionniste [...] selon laquelle les espèces vivantes et, plus largement, l'ensemble de la réalité seraient le résultat du lent travail des forces naturelles » ; pour eux, « au contraire, Dieu en est le seul auteur, d'une manière directe et indépendante des lois de la nature ».

Parmi les créationnistes stricts, certains observent un rejet catégorique du discours scientifique, mais d'autres ne le condamnent pas dans tous les cas. Ces derniers se divisent en deux écoles, selon leur appréciation de l'âge de la Terre : les young-earth creationists « pratiquent une lecture littérale des onze premiers chapitres du livre de la Genèse », tandis que l'old-earth creationism s'accommode de quelques exégèses. Moins radicaux, les partisans du créationnisme progressif « acceptent l'existence de différences, voire  d'incohérences, entre le texte de la Bible et les données de la science », tout en prétendant que « l'évolution ne permet pas d'expliquer les événements de l'histoire de la vie ». Considéré parfois comme un néocréationnisme, le courant du dessein intelligent s'appuie sur l'« irréductible complexité » du vivant pour récuser la responsabilité du hasard dans sa constitution.

Un lobby influent

La majorité des scientifiques se montrent sévères à l'égard du mouvement créationniste. Citons par exemple Jean Chaline, directeur de recherche émérite au CNRS (2) – qui condamne parallèlement le néoscientisme : « Pour les créationnistes, la méthode consiste à découvrir les failles scientifiques potentielles dans les hypothèses, de façon à les couvrir de ridicule, ou à montrer leurs incertitudes. Ils recourent sans état d'âme à la falsification, à la manipulation des données scientifiques et de certains principes de la physique... » Passant en revue quelques sujets de controverse, il s'indigne notamment de cette réponse faite aux évolutionnistes, selon laquelle « Dieu pourrait avoir donné une apparence de vieillesse à l'univers qui tromperait les astronomes ». Une hypothèse évidemment irréfutable, qui transgresse en cela les principes élémentaires de la science.

En France, bien qu'elles comptent quelques défenseurs, ces thèses se heurtent à une société fortement laïcisée, ainsi qu'à la prédominance historique de l'Église catholique. La situation est tout autre aux États-Unis, où le créationnisme est né dans des milieux presbytériens et évangélistes pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Jacques Arnould rend compte de son immixtion dans les programmes scolaires et des batailles judiciaires qui l'ont accompagnée. Outre-Atlantique, le créationnisme s'attire les sympathies des plus hautes personnalités politiques, tel le président Bush qui déclara en août 2005 : « Ces deux théories [l'évolution et l'intelligent design] doivent être correctement enseignées de manière que les gens saisissent la nature du débat. »

Est-il légitime de traiter les deux approches sur un pied d'égalité ? « Le concept de théorie prend en compte les faits, les hypothèses et les lois pour tenter d'expliquer la réalité », rappelle Jacques Arnould ; par conséquent, « une théorie ne peut pas être testée en dehors de la science ». Or, celle-ci est « athée a priori et par méthode ». Bien que croyant, l'auteur ne s'en offusque pas, car il a conscience « qu'il ne faut pas confondre origine ultime et origine immédiate », Cause première et causes secondaires.

« L'œuvre du démon »

Il entend cantonner la science à son domaine. Et aussi sa foi : « Je dois rassurer ceux qui se demandent si je crois [...] en Darwin. Je réserve la croyance à la religion, aux relations humaines, voire à l'intelligence, mais pas à la science. » Jacques Arnould constate que « les théories héritées de Darwin sont celles sur lesquelles une majorité de biologistes se fondent pour travailler » ; comme nous, il reconnaît n'avoir « ni la compétence ni l'autorité pour les critiquer ».

S'il ne leur accorde aucune caution scientifique, le frère Arnould ne traite pas les créationnistes avec mépris : « Il existe sans aucun doute de la bonne foi [...] de part et d'autre. » On perçoit le désarroi que lui inspire une foi fondée sur une lecture littérale de la Bible... Sans doute a-t-il à l'esprit l'enseignement de Saint Paul : « La lettre tue et l'esprit vivifie. »

Bien des auteurs abordant le sujet auraient versé dans l'anticléricalisme. On tremble à la lecture d'un sermon prononcé jadis dans le Tennessee par un prédicateur assimilant la découverte des dinosaures à « l'œuvre du démon ». Jacques Arnould tient son propos à l'écart des polémiques, mais nous observerons que les dépositaires de cet héritage fanatique, trop prompts à tout analyser à travers le prisme de la christianophobie, dénoncent volontiers l'évolution comme un « montage » contre la foi, au mépris des travaux scientifiques. L'auteur reste conscient, néanmoins, que ces théories « ne sont pas exemptes d'idéologies a priori, ni d'ailleurs de récupérations a posteriori ». Par sa mesure, il redore un peu l'image de la religion, dévalorisée par des "champions" déniant la rationalité.

Il apporte sa pierre au débat entre foi et raison. De son point de vue, « s'il convient de ne pas confondre ces deux sphères, il ne faudrait pas non plus les maintenir totalement séparées ». Ainsi souligne-t-il que « la quête obstinée du commencement et de l'origine se trouve au fondement même de notre conscience d'être humain ».

Dans une société laïcisée, largement dominée par la technologie, les croyants pourront difficilement esquiver ce débat, à moins de se replier dans leurs communautés. Quant aux politiques, peut-être y seront-ils bientôt régulièrement confrontés ? On se souvient qu'en début d'année, un "atlas de la création" avait été massivement envoyé dans les établissements de l'Éducation nationale afin de réfuter l'évolution au nom du Coran. En réaction, le ministère avait diffusé un « message de vigilance » auprès des recteurs.

(1) Jacques Arnould : Dieu versus Darwin ; Albin Michel, 317 p., janvier 2007, 20 euros.

(2) Jean Chaline : Quoi de neuf depuis Darwin ? Ellipses, 479 p., novembre 2006, 26,50 euros.

Le bien commun chassé par Narcisse

17 novembre 2005
Article publié dans L'Action Française 2000

Critique de la reconnaissance institutionnelle de l'homosexualité.

Depuis la parodie de mariage orchestrée par Noël Mamère, les partisans de la "cause homosexuelle" semblent peut-être moins pressants, mais leur résolution n'a pas faibli. Le retour de leurs revendications sur le devant de la scène politique sera-t-il l'occasion d'un débat plus réfléchi ? Le dernier ouvrage du prêtre et psychanalyste Tony Anatrella, Le Règne de Narcisse, devrait nous aider à en cerner les enjeux.

Dans une première partie, l'auteur se propose de définir l'homosexualité. Il y voit la conséquence d'un manque d'intériorisation de la différence des sexes, le résultat d'une identification au même que soi. Cette « fixation narcissique » donnerait parfois des personnalités très imbues d'elles-mêmes ; à l'opposé, elle pourrait aussi encourager les individus à se dévaloriser. Dans tous les cas, elle ne serait pas une option équivalente à l'hétérosexualité, mais un échec dans le processus normal du développement psychique de l'individu.

Principe de précaution

Représente-t-elle une image de la sexualité à partir de laquelle la société doit s'organiser ? Dans une seconde partie, Tony Anatrella expose les motifs de son opposition à la reconnaissance institutionnelle de l'homosexualité. Il décrypte la "théorie du gender", selon laquelle la masculinité et la féminité seraient déterminées par la culture. Ses implications sont profondes : le déni de la différence sexuelle pourrait notamment amener la société à dissocier la procréation de la sexualité, brouillant ainsi les repères de la filiation.

L'auteur s'inquiète des conséquences de ce bouleversement symbolique. Selon lui, l'amour ne suffit pas à combler les besoins de l'enfant, qui risque d'être perturbé. Il en appelle donc au principe de précaution pour justifier son refus d'ouvrir le mariage et l'adoption aux « duos homosexuels ».

Imposture

Reste à convaincre nos compatriotes... La troisième partie est consacrée à la dénonciation d'un concept désormais consacré par la loi, l'"homophobie". Ce n'est qu'une « imposture » pour Tony Anatrella. Sa fonction ne serait pas seulement de discréditer l'opposition aux revendications homosexuelles, par analogie avec le racisme. Ce concept pourrait également contribuer à occulter certains phénomènes.

La détresse des jeunes homosexuels, particulièrement enclins au suicide, est connue de tous, mais quelle en est l'origine ? La mise en accusation de la société est une explication naïve aux yeux de l'auteur. Considérée comme « le résultat d'un complexe psychologique », l'homosexualité suscitera un trouble indépendamment du regard porté sur elle par la société. Quant à la réaction des parents découvrant l'homosexualité de leur enfant, parfois vive, elle témoigne « d'une angoisse existentielle et non pas d'une quelconque "homophobie", comme on veut le prétendre dans un excès d'interprétation psychologique moralisante ».

Bons sentiments

S'il est démuni de toute connaissance en psychologie, le lecteur ne se sentira peut-être pas à son aise, et dans ce cas il regrettera d'autant plus que l'ouvrage ne soit pas construit d'une façon plus rigoureuse. Trop d'idées sont avancées ici alors qu'il faut chercher l'explication ailleurs ; d'autres reviennent comme un leitmotiv sans être suffisamment argumentées : le déni de la différence sexuelle est peut-être dénoncé à chaque page, mais aucune n'est consacrée à la définition de cette réalité jugée fondamentale.

On comprend néanmoins combien la question de l'homosexualité et de sa reconnaissance institutionnelle est abordée de façon superficielle dans les médias. Sa dimension psychologique est écartée, les possibles conséquences sociales sont ignorées... Sous « le règne de Narcisse », les intelligences sont dévoyées par les bons sentiments. Ce constat est inquiétant à plus d'un titre, car il est symptomatique d'une société où le bien commun n'a plus sa place.

Tony Anatrella, Le Règne de Narcisse – Les Enjeux du déni de la différence sexuelle, Presses de la Renaissance, 250 p., 18 euros.