Voyage au cœur du Parlement européen

18 juin 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Lecture d'un "album secret" signé Jean-Claude Martinez.

Député au Parlement européen de 1989 à 2009, Jean-Claude Martinez se propose de révéler les secrets de cette institution. S'appuyant sur les illustrations de Norma Caballero, il convie le lecteur à la rencontre de six mille habitants, évoluant sur cinquante hectares répartis dans trois villes : Strasbourg, le siège officiel du Parlement, où les couloirs seraient un vrai cauchemar ; Bruxelles, qui supplante peu à peu la capitale alsacienne ; Luxembourg, qui héberge l'administration. En Belgique, étant donné l'étendue des surfaces à couvrir, les rondes des agents de sécurité prennent entre six et huit heures.

On découvre des lieux parfois insolites : la banque ING, classée centième sur les 4 800 agences que compte le groupe dans le Plat pays ; un bar dévalisé le soir du 13 juillet 2004, où le Parlement accueillait les représentants de dix nouveaux États-membres ; une salle de prières à Strasbourg ; un centre d'épilation à Bruxelles... L'hémicycle constitue « une PME de cent personnes ». Les votes y sont expéditifs : les députés disposent de quelques secondes pour presser la bonne touche de leur machine électronique. Et quand ils prennent la parole, c'est pour une ou deux minutes, trois tout au plus. Alors s'affairent les interprètes, censés jongler avec 506 combinaisons linguistiques possibles !

Soulignant « l'impérialisme de l'anglais », Jean-Claude Matrinez rapporte cette mésaventure de Jacques Barrot : « Un député voulait la lecture officielle de la position de la Commission européenne. Mais ce texte officiel était en anglais. Le commissaire français un peu juste dans cette langue ne se voyait pas en train de lire un long texte en anglais. Il a donc fait le sourd en dépit de la demande répétée de plusieurs députés et de la cruauté complice du président, ajoutant goguenard : "Le commissaire ne souhaite pas lire." »

Précarité sociale du personnel

Le Parlement européen apparaît sous un jour plus humain qu'à l'accoutumée. Ce qui n'est pas toujours flatteur. L'auteur s'indigne des conditions de travail imposées au personnel de la restauration ; employé par un prestataire externe, il est même privé de badge et de parking, ceux-ci étant apparemment réservés aux fonctionnaires. Conséquence des "privatisations", cette précarité illustre les méfaits du libéralisme économique aux yeux de Jean-Claude Martinez, qui a incarné une sensibilité "altermondialiste" au sein du Front national.

Issu d'une formation politique marginalisée, il dénonce les privilèges des groupes majoritaires, ainsi qu'une procédure douteuse qui l'aurait privé d'une vice-présidence du Parlement Europe-Amérique latine (Eurolat). Le ton partisan de l'ouvrage procède d'un choix discutable : des commentaires superflus agaceront peut-être les sympathisants, et rebuteront sans aucun doute tous les autres. Jean-Claude Martinez s'autorise même des piques répétées contre « la fille Le Pen ». On regrette également les insuffisances de la mise en page, ainsi que la rédaction hasardeuse du texte, où les redondances sont légion. Si elle permet de glaner ici ou là des informations précieuses, la lecture s'avère de ce fait décevante, voire frustrante. Un essai à transformer !

Jean-Claude Martinez, Norma Caballero : L'Album secret du Parlement européen. Édité par La Maison de la Vie et des Libertés, 13 rue Durand, 34000 Montpellier ; 200 pages, 59,50 euros franco (chèque à l'ordre de La Maison de la Vie) ; www.martinezlavie.com

Quels changements au Parlement européen ?

4 juin 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Un nouveau groupe eurosceptique va se former à Strasbourg. Le Parlement européen n'en restera pas moins une "assemblée de consensus", dont les partis majoritaires continueront de se partager la présidence...

Quelle que soit l'issue des élections, quelques changements sont déjà annoncés à Strasbourg et Bruxelles. L'euroscepticisme devrait bénéficier d'une visibilité inédite. À la fin de la législature 1999-2004, les conservateurs britanniques avaient obtenu un "droit de tendance" au sein de leur groupe, qui les autorisait à se désolidariser de leurs collègues plus fédéralistes dans les discussions portant sur l'avenir institutionnel de l'Union. Désormais, les Tories sont résolus à quitter le PPE-DE, où siègent notamment les députés UMP ; suivis par les Tchèques de l'ODS, ils devraient former avec eux le "noyau dur" d'un nouveau groupe politique.

Arrangement technique

Seront-il rejoints par des souverainistes plus marginalisés ? En tout cas, les "petits partis" souffriront d'une réforme du règlement intérieur de l'assemblée adoptée en juillet dernier : pour constituer un groupe, il faudra réunir au moins vingt-cinq députés issus de sept États membres, contre vingt issus de six pays aujourd'hui.

Le Parlement européen demeurera gouverné par le "consensus" des formations majoritaires, qui en partagent la présidence en vertu d'un "arrangement technique". Rappelons ce chiffres agité au cours la campagne, du NPA jusqu'au Front national : lors des 535 votes finaux par appel nominal intervenus en 2008, droite et gauche se seraient exprimées à l'unisson dans 97 % des cas. « Un score digne de la Douma de l'ex-Union soviétique » commente L'Observatoire de l'Europe ! Prenant en compte le vote des amendements, Jean Quatremer dessine une réalité plus complexe : « Le PPE et le PSE ne votent au final ensemble que dans 69,70 % des cas (mais seulement 56  % dans les affaires sociales et 52,5 % dans le domaine économique). Les villiéristes votent avec les socialistes dans 40 % des cas alors que les communistes votent avec le PPE dans 42 % des cas et avec les villiéristes dans 40,90 % des cas... » (1)

Apolitisme ?

Des subtilités qui ne sauraient gommer une caractéristique essentielle du Parlement européen, « condamné à gouverner au centre » selon Paul Magnette (2). Aucune majorité suffisante ne se dégage dans cette assemblée façonnée par la diversité des paysages politiques nationaux. La fréquence des votes techniques et les incursions limitées de l'Union dans les politiques de redistribution sociale tempèrent la prégnance du clivage gauche-droite, mêlé aux divergences nationales et institutionnelles.

Négociation

L'obtention du consensus serait même facilitée par l'examen préalable des textes dans les groupes politiques, où ils font déjà l'objet d'un compromis. À la différence des partis nationaux, maîtres des investitures, les groupes européens n'ont pas les moyens d'exercer une forte pression sur leurs membres. Les consignes de vote sont donc le fruit d'une négociation, dont les députés seraient enclins à respecter les conclusions dans la mesure où ils y participent.

L'entrée en vigueur du traité de Lisbonne changerait-elle la donne ? L'accroissement des pouvoirs du Parlement européen donnerait au "réflexe majoritaire" de nouvelles occasions de s'exprimer. C'est en tout cas l'espoir des européistes, ravis de combler un "déficit démocratique" au détriment des exécutifs. D'autres institutions, telles la Commission et la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE), ont au moins le mérite de veiller au respect réciproque des engagements souscrits par les États. Or, aux yeux des gouvernements, que peut représenter un rassemblement international de parlementaires, sinon un pouvoir de nuisance ?

Nouveau statut

Le traité modificatif affecte le statut des députés, qui ne seraient plus censés représenter les « peuples des États réunis dans la Communauté », mais les « citoyens de l'Union ». Corolaire symbolique des nouvelles modalités d'indemnisation appliquées dès juillet, conformément à une décision remontant à septembre 2005. « Jusqu'à présent, chaque eurodéputé était rémunéré par son assemblée ou son gouvernement en fonction du salaire des députés nationaux », explique Célia Sampol (3). « D'où les grandes diversités existant entre un Bulgare qui gagnait à peine plus de 9 000 euros par an, pendant qu'un Italien touchait 134 000 euros annuels. Le nouveau statut met un terme à ces disparités et prévoit un salaire mensuel égal pour tous de 7 412,69 euros avant impôts, soit 5 607,24 euros nets. Ce qui correspond à 38,5 % du traitement de base d'un juge de la Cour de Justice européenne. Le financement des rémunérations sera assuré par le budget de l'UE et non plus par les budgets nationaux. »

Imbroglio

Les députés réélus cette année pourront conserver définitivement leur indemnité nationale s'ils le souhaitent, de façon à ne pas perdre au change... Quant aux États, ils pourront imposer le statu quo à leurs élus pendant deux ans, craignant peut-être un décalage avec la moyenne des rémunérations nationales.

Organisées sous l'égide du traité de Nice, les élections européennes désigneront cette année 736 députés, Un nombre qui serait porté à 750 plus le président avec l'application de Lisbonne... et même 754 dans une phase transitoire. Les sièges réservés aux Allemands étant réduits de 99 à 96, il serait paraît-il délicat de renvoyer au pays les trois élus en surnombre. Mais il faudra également désigner dix-huit nouveaux députés, dont deux pour la France. On ignore encore par quel "micmac institutionnel" sera résolu cet imbroglio juridique.

(1) Jean Quatremer : « Parlement européen : des alliances politiques surprenantes » Coulisses de Bruxelles, 22 mai 2008. (D'après les statistiques de votewatch.eu)

(2) Paul Magnette : Le Régime politique de l'Union européenne. Presses de Sciences Po, 310 pages, sept.2006, 15 euros.

(3) Europolitique, supplément au n° 3749, 8 mai 2009.

Amateurisme ?

4 juin 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Jérome Rivière voit trouble dans l'affaire du rosé coupé.

Dans un entretien audio diffusé par Novopress (20/05/09), Jérôme Rivière, directeur de campagne de Libertas France, s'insurge contre le projet de règlement européen autorisant la production de vin rosé par coupage de blanc et de rouge : la Commission voudrait réviser les pratiques œnologiques « pour que demain on puisse importer les vins d'Australie, de Nouvelle-Zélande et d'Afrique du Sud ». Or, selon le rapport du sénateur Gérard César, les vins coupés australiens seraient déjà sur le marché européen, sans indication sur les étiquettes ! Étant donné l'intérêt du dossier pour la campagne des souverainistes, une argumentation plus rigoureuse aurait été la bienvenue.

Le rosé noyé dans l'imbroglio européen

21 mai 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

L'Union européenne doit produire du vin rosé par mélange de blanc et de rouge ; tel est le vœu de la Commission de Bruxelles. Un rapport parlementaire lève une partie du voile sur un "scandale" se révélant beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Explications.

Nouveau symbole des méfaits de la technocratie bruxelloise, le projet de règlement européen levant l'interdiction de produire le rosé de table par coupage de blanc et de rouge est une bénédiction pour les souverainistes en campagne : 87 % des Français y seraient hostiles (1). Poursuivant le décryptage de cette affaire, nous nous appuyons cette fois-ci sur le rapport (2) de Gérard César, sénateur UMP de la Gironde. Pour lui, il est essentiel « de soutenir le ministre de l'Agriculture et de la Pêche, qui négocie ce dossier à Bruxelles [...] afin de faire entendre la voix particulière de notre pays et de tenter d'y rallier certains de nos partenaires européens lors du vote du texte le 19 juin prochain ».

OCM vin

En avril 2008, un règlement avait lancé la réforme de l'Organisation commune du marché vitivinicole (OCM vin). En conséquence, à l'automne dernier, la Commission européenne a proposé deux textes d'application, sur les règles d'étiquetage et les pratiques œnologiques, discutés, respectivement, au sein d'un comité de gestion et d'un comité de réglementation. Dans ce cadre, le 27 janvier, lors d'un vote indicatif autorisant la consultation de l'OMC, « compte tenu des réponses positives apportées à ses autres demandes » selon Gérard César, la France s'est prononcée en faveur d'un "paquet" incluant la mesure controversée.

Introduite en 1999, l'interdiction de produire du rosé par coupage s'appliquait seulement aux vins de table. Cela « se justifiait par l'existence de régimes d'aides distincts pour la distillation de crise des vins de table rouges et des vins de table blancs. Le silence des textes communautaires sur les vins autres que ceux de table signifiait qu'il était licite d'utiliser la technique du coupage pour les vins d'appellation, afin notamment de prendre en compte les spécificités d'élaboration du champagne rosé et de certains vins rouges. »

Un train de retard

La Commission avait-elle caché son jeu ? « Dès les premières discussions préparatoires », elle avait « fait part de ses doutes sur la justification du maintien de l'interdiction du coupage ». Celui-ci devenait à ses yeux « une "discrimination négative" à l'encontre des producteurs communautaires [...] alors que la pratique du mélange rouge-blanc est utilisée aux États-Unis ou en Australie et que ces produits sont déjà sur le marché européen, sans indication sur les étiquettes ». Autrement dit, ce n'est pas la commercialisation – déjà autorisée ! - du rosé coupé qui est en cause, mais sa fabrication sur le territoire des vingt-sept États membres de l'Union européenne.

Ces restrictions étaient-elles préjudiciables aux viticulteurs français ? La faiblesse des échanges internationaux sur le marché des vins rosés relativise cette crainte : « Environ 10 % seulement de la production est commercialisée entre pays. L'absence de normalisation internationale du produit pourrait l'expliquer. Contrairement aux vins rouge ou blanc, le rosé est largement consommé dans son pays ou sa région de production. La concurrence se fait donc, pour l'instant du moins, davantage au sein des pays producteurs qu'entre ceux-ci. » Dès lors, faut-il s'attendre à ce que la demande en rosé coupé soit stimulée par l'émergence d'une offre française ?

Quoi qu'il en soit, le recours au coupage présenterait trois inconvénients selon le sénateur de la Gironde : un risque de standardisation, les producteurs étant susceptibles de recourir aux cépages blancs les plus répandus ; un risque d'édulcoration, avec la tentation de corriger des excès de dureté par l'ajout de sucre ; un risque de confusion dans l'esprit des consommateurs, confrontés à des produits impossibles à différencier à l'œil nu. Gérard César imagine la réaction d'un acheteur déçu par un rosé coupé : la crainte d'un déficit d'image se dessine, affectant les producteurs de rosé traditionnel, voire l'ensemble de la filière vitivinicole.

L'impasse multilatérale

Dans son ultime numéro, La Lettre de l'indépendance annonce carrément « l'agonie des AOC ». Le rapport se veut plus nuancé : « Nul ne peut anticiper aujourd'hui les conséquences économiques de l'autorisation du vin rosé coupé sur la filière vitivinicole française, mais ce sont peut-être les producteurs de vin rosé de table qui ont le plus à craindre. [...] Les producteurs de vins rosés d'appellation avaient la faculté [...] de recourir à la technique du coupage, mais ils l'ont refusée dans leur cahier des charges. Compte tenu de la forte fragmentation du marché du vin, certains observateurs optimistes estiment que les vins rosés haut de gamme seront très faiblement concurrencés par les vins rosés coupés à faible prix. »

Pressé par le temps, Bruxelles ne semble pas disposé à retirer son texte. Or, « l'opposition au règlement sur les pratiques œnologiques repose sur une alliance hétéroclite d'États membres que la Commission européenne pourrait aisément briser en donnant satisfaction aux revendications de certains pays pour isoler la France » (3). Et « si d'aventure une minorité de blocage était réunie [...], il faudrait être vigilant pour que les avancées qu'a obtenues le gouvernement lors des négociations sur le nouveau règlement ne soient pas remises en cause ». « Quant à une réglementation nouvelle au sein de l'OIV (4) (qui autorise le coupage pour les vins) ou de l'OMC (qui interdit d'obliger les pays tiers à indiquer sur leurs étiquettes si le vin rosé est issu de coupage), elle est pour l'heure hors de portée. D'une part, la modification des règles au sein de l'OIV nécessite le consensus des États. D'autre part, les accords relatifs à la politique commerciale communautaire doivent être conclus à la majorité qualifiée par le Conseil "Affaires générales et Relations extérieures" (CAGRE). »

On le voit, « les marges de manœuvre du gouvernement sont très faibles, tant au niveau communautaire qu'au niveau international ». D'où l'intérêt des subtilités exposées ci-dessus : elles illustrent la complexité des pratiques multilatérales, par ailleurs inintelligibles pour le grand public. Voilà une affaire typiquement européenne.

(1) Selon un sondage Ifop pour Sud-Ouest Dimanche et Midi Libre.

(2) N° 392, "annexe au procès-verbal de la séance du 6 mai 2009". Rapport de 32 pages disponible sur le site Internet du Sénat.

(3) Avis aux connaisseurs : l'Allemagne et la Hongrie n'apprécient pas la baisse du plafond autorisé de sulfites ; l'Italie et la Grèce sont hostiles aux mesures relatives à la désalcoolisation.

(4) Organisation internationale de la vigne et du vin.

Un parlement sous influences

17 mai 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Rival des gouvernements représentés au Conseil des ministres, le Parlement européen apparaît également comme un relai potentiel d'influence nationale. Les députés français élus en juin prochain pourront-ils jouer un rôle à Strasbourg et Bruxelles ?

Simple assemblée consultative à l'origine, le Parlement européen est devenu, aux côtés du Conseil des ministres et de la Commission, un sommet incontournable du triangle institutionnel qui pilote l'Union européenne. Investi d'une mission de contrôle, il approuve la composition de la Commission et peut voter une motion de censure à son encontre ; ses pouvoirs lui permettent d'amender ou rejeter le budget européen ; il participe à l'élaboration de la législation communautaire à différents degrés, dont le plus élevé – la codécision – le place à égalité avec le Conseil.

Entre juin 2004 et février 2009, le Parlement européen a statué « principalement dans les domaines de l'environnement et de la protection des consommateurs, mais aussi du marché intérieur et de la politique des transports » ; son accord fut sollicité pour 18 % des règlements et 71 % des directives adoptés par le Conseil durant cette période, selon les observations d'Yves Bertoncini et Thierry Chopin (1).

Motifs obscurs

Les déboires du "paquet télécom" ont illustré devant l'opinion le "pouvoir de nuisance" acquis par cette assemblée : tandis que le gouvernement français faisait voter la loi "Création et Internet" par le parlement national, les députés au Parlement européen s'obstinaient, contre l'avis du Conseil, à maintenir un amendement menaçant son application. Le traité de Lisbonne multiplierait les occasions de jouer un tel scénario. Les représentants des États membres l'ont pourtant plébiscité ; quel intérêt avaient-ils à se dessaisir progressivement de leurs monopoles ?

« Les raisons pour lesquels les gouvernements ont "parlementarisé" l'Union restent en partie obscures » aux yeux de Paul Magnette (2). « Sans doute certains gouvernements ont-ils été mus par des calculs stratégiques », à l'exemple de l'Allemagne dont les députés sont les plus nombreux. « D'autres gouvernements, nourrissant une vieille méfiance à l'égard de la Commission, ont peut-être parié qu'en renforçant le Parlement européen, ils affaibliraient à long terme le collège des commissaires. » Mais ce choix relèverait aussi « d'une forme de mimétisme institutionnel », ou plus simplement d'idéologie : « Le formalisme qui irrigue les cadres mentaux du personnel politique européen, conjugué au désir de répondre aux critiques du "déficit démocratique" de l'Union, les conduit presque naturellement dans cette voie. »

Néanmoins, « la tentation d'utiliser le Parlement européen pour faire valoir des intérêts strictement nationaux » tendrait à se renforcer depuis la fin des années quatre-vingt-dix : « Dans plusieurs États membres, au Royaume-Uni et en Allemagne en particulier, les partis de la majorité [...] tentent de faire de leurs élus à Strasbourg les alliés du gouvernement. » À l'approche des élections européennes de juin 2004, « le Premier ministre hongrois était allé jusqu'à proposer que tous les partis hongrois forment une liste unique ». La même année, le 29 avril, le président Chirac avait déploré que « l'influence de la France au sein du Parlement européen » ne soit pas « à la hauteur des enjeux pour notre pays » (3). Deux jours plus tard, l'UE allait accueillir dix nouveaux États membres, diminuant d'autant le poids relatif de la France, qui avait déjà perdu son second commissaire avec le traité de Nice. Une réaction devenait d'autant plus pressante.

Le poids des groupes politiques

Au sein du Parlement européen, « les députés ont toujours gardé leurs origines nationales à l'esprit, mais c'est à l'intérieur des groupes partisans qu'ils ont formé leurs positions », si l'on en croit Paul Magnette. Or, « la mise à disposition de moyens techniques (collaborateurs, secrétariat, salle de réunion, budget pour des publications, traductions) ainsi que le droit de parole et d'initiative politique sont fonction de la taille du groupe » souligne Thierry Chopin (4). « Il en va de même pour l'accession aux principaux postes de responsabilités (vice-présidences et questure du Parlement européen, présidences et vice-présidences des commissions et délégations, rapporteurs et coordinateurs). » En conséquence, selon le directeur des études de la Fondation Robert Schuman, « l'influence de la France se mesure d'abord à la capacité de ses députés européens à se rassembler au sein des groupes numériquement les plus importants, en particulier le groupe PPE-DE, dominant depuis 1999, et le groupe socialiste ».

Coordination

Peu enclin à promouvoir l'hégémonie de ses collègues pro-européens, Georges Berthu avait plaidé en mai 2004 pour une « meilleure coordination des élus français sur les votes techniques, qui est tout à fait possible, mais nécessiterait une meilleure organisation au niveau français » ; il aurait même souhaité que les groupes majoritaires acceptent « la formation en leur sein d'une composante non fédéraliste » (5). Un vœu pieux : si l'on observe une moindre dispersion des élus français au cours de la dernière législature, c'est en partie en raison du nouveau mode de scrutin, divisant la France en huit circonscriptions au détriment des petits partis, notamment souverainistes. Yves Bertoncini observe avec satisfaction que la majorité de nos députés (62,82 %) se concentrent au sein du PPE-DE et du PSE : « Parmi les principaux États membres, [...] la France se place ainsi en troisième position en termes de concentration après l'Espagne et l'Allemagne [...]. En revanche, on note toujours une forte présence française parmi les non-inscrits. »

Si la France se trouve mieux représentée aux postes stratégiques, elle continue de reléguer les enjeux européens au second plan. Tombée en disgrâce, Rachida Dati est envoyée à Strasbourg et Bruxelles : c'est tout un symbole. « Les élections législatives françaises de juin 2007 ont montré qu'un nombre non négligeable d'eurodéputés français préféraient briguer un mandat national : vingt-trois eurodéputés sur les soixante-dix-huit que compte la délégation française avaient déposé leur candidature pour rejoindre l'Assemblée nationale. » Avec Thierry Chopin, Yves Bertoncini précise qu'« une douzaine de députés français élus en 2004 ont ainsi quitté le Parlement européen depuis lors, contre seulement cinq parlementaires allemands et cinq parlementaires anglais ».

Autre travers national : le cumul des mandats, pratiqué par deux tiers des élus. Georges Berthu constate en outre que nos députés sont « toujours un peu novices ». Les collaborateurs de la Fondation Robert Schuman le confirment : « Le nombre moyen de mandats exercés par un parlementaire européen allemand est ainsi de 2,4, contre seulement 1,6 pour la France [...] ; mieux, près de la moitié (48 %) des actuels eurodéputés allemands en sont au moins à leur troisième mandat à Strasbourg, alors que ce chiffre est de 18 % pour les eurodéputés français [...]. Cette différence de longévité est encore plus frappante s'agissant des eurodéputés appartenant aux deux groupes les plus influents : la proportion de députés allemands ayant trois mandats ou plus est ainsi de 53 % dans le groupe PPE-DE et de 78 % dans le groupe PSE, contre respectivement 17 % et 13 % pour les députés français. »

Nouveau statut des députés

Les chiffres sont révélateurs, mais « les transformations nécessaires renvoient également à des difficultés plus profondes, en particulier le choix traditionnel d'une logique de puissance au détriment d'une véritable politique d'influence. Peu habitué à user de son soft power, notre pays gagnerait sans doute à faire primer le pouvoir réel sur les enjeux symboliques. » Yves Bertoncini encourage la France à développer « une véritable stratégie d'influence », sans négliger le lobbying. Approuverait-il les propositions de Georges Berthu ?

En 2004, celui-ci réclamait, entres autres, une meilleure articulation du travail parlementaire national et européen : « Certains pays ont [...] systématisé cette symbiose en logeant les uns et les autres dans des immeubles voisins, voire communicants. À Paris, on en est encore à des années-lumière. » Les velléités du gouvernement nourrissaient alors le pessimisme du député MPF : « Encore faudrait-il aussi que les pouvoirs publics français n'alimentent pas eux-mêmes la tendance la plus fédéraliste en soutenant des projets aberrants, comme celui de statut unifié des députés européens. Par ce texte, [...] les députés européens ne recevraient plus leur rémunération principale de leurs pays respectifs, mais seraient entièrement payés sur le budget communautaire. Or "qui paye commande" ! Comment peut-on vouloir à la fois l'aboutissement de cette réforme, et une reprise en mains de la défense des intérêts français ? » Cinq ans plus tard, le projet est en passe d'aboutir. Bien que sa portée nous semble avant tout symbolique, cette réforme est effectivement symptomatique des ambiguïtés caractérisant l'édification d'une "fédération d'États-nations".

(1) Yves Bertoncini & Thierry Chopin : « Les "élections européennes" en France : un triple choix » Questions d'Europe, n° 135, 27 avril 2009. Disponible sur www.robert-schuman.org

(2) Paul Magnette : Le Régime politique de l'Union européenne. Presses de Sciences Po, 310 pages, septembre 2006, 15 euros.

(3) Conférence de presse retranscrite sur le site Internet du ministère des Affaires étrangères.

(4) Thierry Chopin : « L'influence française au Parlement européen : bilan et perspectives - Quels enjeux à l'horizon des élections européennes de 2009 ? » Questions d'Europe, n° 119-120, 8 décembre 2008. Disponible sur www.robert-schuman.org

(5) Georges Berthu : « Améliorer l'efficacité française au Parlement européen » Note du 20 mai 2004 publiée sur le site http://fondationdeservicepolitique.com

Les axes de la campagne électorale

7 mai 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

À l'approche du scrutin du 7 juin, la campagne tarde à démarrer, y compris sur la Toile, où les "programmes politiques" ne sont pas légion. Aperçu des thématiques développées par l'Alliance royale, Debout la République, le Front national, Libertas, le MoDem, le PS et l'UMP.

À six semaines des élections européennes, nous avons arpenté la Toile à la recherche des "manifestes politiques" de quelques partis. Certains sites de campagne reflètent le désintérêt suscité par le scrutin : outre le nom de ses têtes de liste, le Front national diffuse seulement quelques affiches. L'UMP publie des actualités et met en valeur la "communauté" de ses sympathisants, sur le modèle de Facebook, sans formaliser ses propositions, peut-être dans l'attente d'un discours du président de la République ; les internautes en quête d'un programme doivent se contenter d'un tract peu fourni, où l'on remarque l'importance accordée à l'outre-mer.

Discours protectionnistes

L'heure n'est plus aux déclarations eurobéates. Certes, le PS entretient le mythe selon lequel la construction européenne aurait « garanti la paix » ; et le MoDem s'illusionne en croyant pouvoir renverser la situation où, « depuis des années, chaque pays essaie de marquer des points contre les autres ». Confrontés à la crise économique, les partis préfèrent accompagner le retour médiatique du politique. Dans la continuité du « succès de la présidence française de l'Union », l'UMP martèle ce slogan : « Quand l'Europe veut, l'Europe peut. » Réunis sous la bannière de Libertas, le MPF et CPNT exploitent une thématique similaire : « Prenons l'Europe en main. »

Des appels de pied au protectionnisme sont lancés de toutes parts : l'UMP nous encourage à voter « pour une Europe qui nous protège » ; selon les socialistes, « le débat n'est pas tant de savoir si nous  serions des partisans ou des adversaires du protectionnisme, mais bien de déterminer quels intérêts nous souhaitons protéger ». La hantise du dumping illustre la nécessité d'une harmonisation des fiscalités européennes aux yeux du PS et du MoDem. Reste à convaincre nos partenaires, dans un domaine où l'unanimité demeurerait la règle malgré l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne.

Le PS s'indigne d'« un budget européen réduit à moins de 1 % de la richesse produite en Europe » ; le MoDem lui fait écho, proposant « un budget européen dont le volume serait décidé par le Parlement européen et alimenté par un impôt unique sur l'ensemble des pays de l'Union ». Autre suggestion du parti centriste : la nomination d'« un procureur européen avec autorité sur les polices ». De retour au pouvoir, ces fédéralistes se montreront-ils aussi disposés à dépouiller l'État de ses prérogatives ?

L'Alliance royale plébiscite la création de deux commissariats européens, « pour la coordination de la sécurité des pays européens » d'une part, « pour l'environnement et la sécurité sanitaire » d'autre part. Quels rapports entretiendraient-ils avec les directions générales de la Commission, le Centre de suivi et d'information en charge de la protection civile, l'Agence européenne pour l'Environnement ? On l'ignore, mais ces propositions témoignent de la volonté largement partagée d'envisager l'Europe indépendamment du marché unique. François Bayrou souhaiterait que « l'exigence sociale, démocratique et écologique soit placée au même niveau que la concurrence ». Pourquoi pas au-dessus ? De toute façon, la concurrence n'est qu'un instrument censé servir la prospérité, dont l'efficacité inspire une circonspection stimulée par la crise.

Le PS feint d'offrir à l'Europe « le droit à l'alternance » : « Il y a aujourd'hui la possibilité de donner sa place à la politique au cœur de l'Europe et d'assumer jusqu'au bout le clivage avec la droite en faisant échec à une candidature Barroso et, nous le souhaitons, en ayant un candidat commun issu du PSE pour la présidence de la Commission. » C'est mal parti. D'autant qu'en dépit de leur affiliation à gauche, les gouvernements britannique, espagnol et portugais devraient appuyer la reconduction de José Manuel Barroso.

Vœu pieux

Autre vœu pieux : la constitution d'« une Europe forte avec une vraie défense européenne ». Cela « n'est pas aujourd'hui crédible » rétorque l'Alliance royale. Prenant le risque de froisser ses sympathisants, celle-ci considère même « que la France doit se maintenir dans l'Otan, [...] la seule organisation militaire capable de répondre aux besoins de sécurité dans nos zones d'intérêts stratégiques ». Debout la République prétend qu'« avec le traité de Lisbonne (article 27-7), la France n'aurait pas pu faire entendre sa voix sur la guerre en Irak ». Le texte incriminé - qui n'est pas stricto sensu un article du traité de Lisbonne - introduit une clause de défense mutuelle et rappelle la compatibilité des politiques de l'UE avec les engagements souscrits dans le cadre de l'Otan. Or cela n'est pas nouveau et ne concerne pas directement l'intervention en Irak, décidée en dehors des structures atlantiques.

Tandis que le Front national fait passer « ma retraite, ma famille, mon emploi... avant l'Europe », d'autres souverainistes ont adopté une posture plus nuancée, "eurocompatible" selon l'expression du "sécessionniste" Reinelde Maes (afe-blog.com, 26/04/09) : « Osons une Europe différente » lance Nicolas Dupont-Aignan ; c'est « une dimension nécessaire de notre avenir » confirme Libertas. Tout en revendiquant sa « prudence » à l'égard de la construction européenne, l'Alliance royale observe que « certains secteurs industriels ont [...] besoin d'une masse critique suffisante pour être concurrentiels dans un contexte de mondialisation : aéronautique, espace, défense, énergie, pharmacie, etc. » Selon l'AR, l'Europe est « une zone relativement homogène en matière stratégique. Beaucoup d'enjeux concernant la France [...] sont aussi en même temps européens : terrorisme, accès aux ressources d'énergie, sécurité maritime, etc. »

L'Alliance royale esquisse « un aménagement de ce qui existe déjà : un conseil européen représentant les États, une assemblée, des commissions exécutives et des instances juridictionnelles, chacune agissant dans le strict cadre des coopérations auxquelles les États membres auront bien voulu souscrire ». Exit la « Grosse Kommission » fustigée régulièrement par Les Manants du Roi, éclatée en diverses entités. L'AR plébiscite une communauté où « nul État européen ne peut être contraint d'appliquer des directives ou des lois européennes sur son territoire s'il ne les a pas lui-même ratifiées. Nulle institution européenne ne peut exercer de coercition de droit sur les États membres en dehors de traités librement et préalablement consentis par eux. » Qu'adviendrait-il du droit communautaire dérivé ? L'Alliance laisse planer une certaine ambiguïté. Elle se préoccupe en tout cas de la réversibilité des engagements : de son point de vue, « l'adoption de la monnaie unique apparaît comme imprudente, non pas nécessairement pour ses conséquences économiques, mais parce qu'elle lie la France de façon trop forte ».

Référendum

Imaginant eux aussi un nouveau traité, les gaullistes de DLR voudraient qu'il soit « approuvé par référendum le même jour dans tous les pays de l'Union ». On mesure l'irréalisme de la proposition à la vue du laborieux processus de ratification du traité de Lisbonne. Cela supposerait en outre de chambouler des traditions, voire des dispositions constitutionnelles, puisque la Loi fondamentale allemande circonscrit l'usage du référendum à la réorganisation du territoire fédéral. Maladroitement, Nicolas Dupont-Aignan en vient à promouvoir « l'uniformisation » qu'il dénonce ! L'"identité" est d'ailleurs un thème jugé porteur, y compris par le MoDem : « Nous défendrons l'Europe qui garantit les identités, les modes de vie, les langues et les cultures sur son sol et dans le monde. » Mais les développeurs de Libertas ont négligé la traduction des termes anglais apparaissant sur la version imprimable de chaque page du site Internet ; un comble !

Ne négligeons pas la France !

« Les querelles institutionnelles ne sont plus de saison » affirme le PS, « car l'ordre du jour de la nouvelle administration est économique et social. Le traité de Lisbonne est une donnée, mais ne saurait borner l'ambition des socialistes pour l'Europe. » Ni celle des autres ! Or, « pour réorienter l'Europe », faut-il « d'abord envoyer au parlement de Strasbourg une majorité de députés de gauche » ou d'une quelconque sensibilité ? Cela n'a rien d'évident, car l'UE n'est pas émancipée de l'influence des exécutifs nationaux. Le MoDem s'en offusque implicitement en voulant changer une situation où « les gouvernants de notre pays et les dirigeants européens préparent toutes les décisions entre eux, dans le secret ». Beaucoup dépend de nous. C'est pourquoi « l'Alliance royale estime qu'une coopération à l'échelle de l'Europe n'est possible que par le renforcement des institutions françaises ». Qu'elle suscite espoirs ou inquiétudes, l'Union européenne reflète à bien des égard nos propres ambitions, nos propres frustrations. Ne négligeons pas la France !

L'arlésienne, ou la TVA dans l'Union

5 février 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Comment l'UE encadre-t-elle la taxe sur la valeur ajoutée ?

La taux de TVA dans la restauration passera-t-il bientôt, en France, de 19,6 à 5,5 % ? Jacques Chirac s'y était engagé en 2002. Renouvelant cette promesse, Nicolas Sarkozy se heurte lui aussi à l'opposition de l'Allemagne. Le 20 janvier, lors du conseil Ecofin (réunion des ministres des Finances de l'UE), celle-ci a assoupli sa position. Berlin craignait jusqu'à présent d'alimenter les revendications de ses propres ressortissants en donnant son feu vert.

Or, la TVA est encadrée par le droit européen, dont la modification requiert l'unanimité des États membres en matière de fiscalité. Érigée parfois en garantie suprême de notre indépendance, cette exigence apparaît ici comme un frein aux initiatives du gouvernement, qui ne se risquera pas à enfreindre pour si peu les règles d'une "partie" se jouant à vingt-sept. Paradoxe inhérent à l'intégration européenne !

Le système commun de taxe sur la valeur ajoutée est régi par une directive du 28 novembre 2006. Ce texte impose jusqu'au 31 décembre 2010 un taux standard minimum de 15 %. Il autorise en outre la fixation d'un ou deux taux réduits de 5 % minimum, dont il restreint toutefois l'application à quelques livraisons de biens et prestations de services clairement identifiés (les services de restauration n'en font pas partie). Ainsi, chaque État demeure libre de fixer un taux standard et un taux réduit, mais non de définir les domaines où s'appliquent l'un ou l'autre.

Par ce biais, les gouvernements européens entendaient vraisemblablement se prémunir d'un risque de "distorsion de concurrence" . Dans cette affaire, celui-ci est pourtant loin d'être évident : d'un bout à l'autre de l'Europe, les restaurateurs ne se disputent pas les mêmes clients ; quant au tourisme, s'en trouve-t-il vraiment affecté ?

Présidence européenne sous surveillance

15 janvier 2009
Article publié dans L'Action Française 2000

Quelques faux pas auront suffi aux Tchèques pour que fusent les anathèmes... Retour sur la situation intérieure du pays et son incidence sur les dossiers qu'il aura à traiter en assurant pendant six mois la présidence de l'Union européenne.

À la tête de l'UE depuis le 1er janvier, la République tchèque a commis quelques impairs. Le 3 janvier, alors que les troupes israéliennes venaient de pénétrer à Gaza, Jiri Frantisek Potusnik, porte-parole du Premier ministre Mirek Topolanek, jugeait l'opération « plus défensive qu'offensive ». « La déclaration a fait immédiatement le tour du monde », déplore Jean Quatremer, « CNN et BBC world service concluant à juste titre que l'Union européenne soutenait implicitement Israël ». Rectifiant le tir, le chef de la diplomatie tchèque, Karel Schwartzenberg, a expliqué qu'« il s'agissait d'une erreur personnelle » : « Cela arrive à tout le monde, cela m'est arrivé aussi quand j'étais jeune. » Un second faux pas est survenu le 8 janvier : dans un communiqué annonçant le dénouement partiel de la crise gazière, Vladimir Poutine était désigné comme président et non Premier ministre russe. Comble de maladresse, le texte ne fut corrigé que partiellement avant sa deuxième diffusion !

Traité en sursis

Cet "amateurisme" rend d'autant plus pressante la ratification du traité de Lisbonne aux yeux de ses promoteurs, désireux d'en finir avec la présidence tournante du Conseil européen. Mais le Parti civique démocrate (ODS, droite libérale), qui dispose d'une fragile majorité, est loin de partager leur impatience. Jan Zahradil, chef de sa délégation au sein du groupe PPE-DE du Parlement européen, affirme que ni son gouvernement ni son parti ne veulent bloquer le traité. « Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'ils sont satisfaits de l'ensemble. Personnellement, je ne suis pas un supporteur du traité. [...] Je ne crois pas qu'attribuer plus de pouvoir au Parlement soit une bonne idée. [...] Il est évident que les tentatives de créer une sorte d'opinion publique ou de conscience paneuropéenne ont été jusqu'à présent sans succès. » Complétant cette observation de bon sens, il reproche au traité de favoriser les grands pays, notamment l'Allemagne et la France, qui deviendraient selon lui « beaucoup plus influents dans le processus de décision de l'Union ». L'atlantisme prôné par l'ODS viserait donc à équilibrer « les ambitions grandissantes de l'UE ». Plus enthousiaste à l'égard de celle-ci, l'opposition dénonce un chantage : en échange de Lisbonne, l'ODS tenterait d'arracher le vote d'un traité autorisant le déploiement d'un radar antimissile américain. Les sociaux-démocrates sont d'autant moins disposés à céder qu'ils espèrent un abandon du projet par le nouvel hôte de la Maison Blanche. Prague souhaiterait d'ailleurs recevoir Barack Obama pour sa première visite présidentielle en Europe.

Le processus de ratification pourrait se heurter également à l'hostilité du président Vaclav Klaus. Bien que la République tchèque soit un régime parlementaire, sa signature est indispensable. Il refusera vraisemblablement de l'apposer tant que l'Irlande ne lui aura pas montré l'exemple. Rien d'étonnant de sa part : en juin 2003, lors du référendum sur l'adhésion à l'UE, il n'avait donné aucune consigne de vote ; depuis, il a banni le drapeau européen du château présidentiel ; le 11 novembre dernier, il avait profité d'une visite officielle à Dublin pour dîner en compagnie de Declan Ganley, "héros" du "non" irlandais.

Eurosceptiques

Ce soir-là, il s'était retrouvé à la même table que Philippe de Villiers. L'euroscepticisme tchèque diffère toutefois de son homologue français : il touche davantage les responsables politiques, et ne se nourrit guère de la peur du "plombier polonais". Bien au contraire : selon Marion Van Renterghem, Vaclav Klaus s'inscrirait dans le sillage des monétaristes. Les conceptions libérales qui priment dans son pays pourraient avoir une incidence sur les dossiers européens. La présidence tchèque ne s'est-elle pas donné pour devise « une Europe sans barrière » ?

Libéralisme

Elle espère lever les restrictions à la libre-circulation des travailleurs, en obtenant au Conseil européen des 19 et 20 mars, sinon la suppression, au moins l'atténuation des "mesures transitoires" protégeant quinze États membres au détriment des derniers adhérents. Elle entend promouvoir le libre-échange, par la relance du cycle de Doha ou l'abolition des barrières commerciales transatlantiques. La République tchèque accueille avec réserve la perspective d'un encadrement accru du secteur des télécommunications, refusant par exemple que soit plafonné le tarif de certains services téléphoniques. Enfin, c'est elle qui devra boucler les négociations avec la Commission et le Parlement sur le "troisième paquet" de libéralisation du marché de l'énergie.

Deux sujets connexes figurent parmi ses dossiers les plus importants : la préparation de la prochaine conférence des Nations Unies sur le changement climatique, qui se tiendra à Copenhague du 7 au 18 décembre, et la sécurité des approvisionnements énergétiques. Enclin à promouvoir le nucléaire, le gouvernement tchèque devra compter avec la pression des Verts... Satanée démocratie !

Parmi les grands rendez-vous du semestre : le sommet du "Partenariat oriental" au printemps ; celui du G20 le 2 avril, censé lutter contre une crise financière à laquelle la République tchèque se montre peu sensible ; celui du soixantième anniversaire de l'OTAN le lendemain. D'ici le 1er juillet, on suivra également les négociations visant à accélérer l'intégration des Balkans à l'UE : c'est une priorité pour Prague, qui escompte, entre autres, la résolution d'un conflit territorial ayant conduit la Slovénie à freiner le processus d'adhésion de la Croatie.

Séduits par le volontarisme de Nicolas Sarkozy, exaspérés par la "grande gueule" de Vaclav Klaus, nos confrères attendront les Tchèques au tournant...

Sources :

  • Dictionnaire critique de l'Union européenne. Armand Collin, octobre 2008, 493 pages, 39,50 euros.
  • Europolitique. Numéro 3665, « Présidence tchèque de l'UE : un relai difficile ». 24 décembre 2008, disponible sur www.europolitique.info
  • Jean Quatremer : « Amateurisme tchèque » ; « La présidence tchèque bouge enfin et regaffe... ». Coulisses de Bruxelles (bruxelles.blogs.liberation.fr), 4 et 9 janvier 2008.
  • Marion Van Renterghem : « Vaclav Klaus, le mouton noir de l'Europe ». Le Monde, 4 janvier 2008.

Dico européen

20 novembre 2008
Article publié dans L'Action Française 2000

L'Europe présentée à travers 236 notes synthétiques.

Les éditions Armand Colin ont publié le mois dernier un Dictionnaire critique de l'Union européenne dont la lecture distille mises au point historiques (voire historiographiques), juridiques (arrêts déterminants de la Cour de Justice), politiques (présentation des mouvements "pro-européens") ou théoriques (analyse fonctionnaliste ou intergouvernementaliste de l'intégration européenne), ainsi que quelques chiffres significatifs : par exemple, selon l'estimation d'Yves Bertoncini, le droit communautaire dérivé représenterait 10 à 20 % de l'ensemble du droit en vigueur en France.

Au fil des 493 pages, écrites selon "l'esprit du temps", on pourra discuter certains jugements, mais le caractère "universitaire" de l'ouvrage le préserve des inepties politiciennes les plus désolantes ; l'article consacré au souverainisme, présenté par Justine Lacroix comme « une identification de la nation à la démocratie » - plus généralement au politique, diraient les souverainistes d'AF - témoigne d'une relative impartialité.

Inévitablement, on sera frustré par les questions laissées apparemment en suspens, comme le bilan économique du marché commun ou les enjeux géopolitiques de la candidature d'Ankara... Ces 236 notes synthétiques, complétées par des cartes et une chronologie, apportent néanmoins un éclairage appréciable sur différentes facettes de l'UE, faisant de ce dictionnaire un compagnon utile – quoique un peu coûteux (39,50 euros) - au profane décidé à se documenter peu à peu sur le "machin" européen.

Regards sur l'Europe

2 octobre 2008
Article publié dans L'Action Française 2000

De Daniel Cohn-Bendit à Hubert Védrine, vingt et une personnalités s'expriment sur la construction européenne.

Un ouvrage paru en septembre, dirigé par Michel Rocard et Nicole Gnesotto, rassemble les contributions de personnalités éclectiques censées « rendre à Bruxelles ce qui revient à Bruxelles » et « appréhender la construction européenne [...] comme une réalité vivante ».

"Réalisme"

On y relève moult banalités. Ainsi Michel Rocard affirme-t-il que « l'édification d'une institution commune [...] a comme résultat majeur la réconciliation et la paix ». Une ineptie à laquelle Hubert Védrine apporte un démenti cinglant : « Ce n'est pas l'intégration de l'Europe de l'Ouest qui va l'empêcher [la guerre], mais l'équilibre des forces [...] de l'OTAN et du Pacte de Varsovie... »

Fidèle à son "réalisme", constatant la difficulté de conclure un accord à vingt-sept, l'ancien ministre des Affaires étrangères estime qu'on arrive « au point ultime de l'intégration politique pour l'Europe dans son ensemble ». Il ne cache pas son relatif euroscepticisme : s'appuyant sur des textes juridiques, « certains ont attendu la naissance presque miraculeuse d'une politique étrangère européenne. [...] Mais on le voit bien : cela ne conduira pas à une politique étrangère européenne unique... » Appelant les Européens à « dépasser l'irrealpolitik », caractérisée par « une fatigue historique [...], une aspiration helvétique à une grande Suisse à l'abri des turbulences de la mondialisation » - y compris chez certains nationalistes, serions-nous tentés d'ajouter ! -, il plaide pour l'autonomisation progressive des Européens au sein d'un pôle occidental. Il se démarque ainsi de l'"esbroufe gaulliste" stigmatisée implicitement par Thierry de Montbrial, et se montre bienveillant à l'égard du président de la République, dont la politique pourrait être, selon lui, le levier de cette transformation. Affaire à suivre.

Ultimes frontières

Dans l'immédiat, Michel Foucher lève le voile sur un « secret de polichinelle », celui des frontières ultimes de l'UE : « Dans le scénario d'expansion au fil de l'eau que Washington nourrit, celui qui a effectivement cours, l'Union devra s'étendre à l'ensemble des États membres du Conseil de l'Europe, à la seule exception de la Russie, mais la Turquie incluse. » Dans ces conditions, sans identité forte, quid de l'Europe politique ? Loin d'en entretenir l'illusion, la plupart des auteurs parient plutôt sur la puissance de l'"empire normatif". Renaud Dehousse en révèle une vision plus "morale" que politique : il salue cette Europe ayant « dépassé le stade primitif où les rapports entre États sont avant tout des rapports de force ». Quitte à s'intéresser aux critiques de la realpolitik, on préférera les analyses de Zaki Laïdi, beaucoup plus fouillées.

Jean Quatremer prétend briser un mythe, celui des 60 % de lois d'émanation communautaire. « Le raisonnement en termes de pourcentage est délicat, observe-t-il : le droit ne se prête guère à ce genre de pesée. » Se livrant à son propre calcul, il estime néanmoins que ce sont « seulement 25 % des lois adoptées en 2007 qui étaient d'origine européenne ». De son point de vue, « tout ne se décide pas à Bruxelles, [...] loin s'en faut ». Le sujet – controversé – aurait mérité de plus amples développements. Le journaliste se veut catégorique : « Les États sont non seulement à l'origine des traités par lesquels ils décident d'exercer en commun leur souveraineté, mais ils en contrôlent à chaque instant l'application. Ils sont aux deux bouts de la chaîne et décident donc toujours en dernier ressort. » C'est oublier l'influence de la Cour de Luxembourg, dont Renaud Dehousse rappelle que les juges « loin de s'en tenir à l'intention [...] des parties contractantes [...], se sont abondamment inspirés des objectifs ultimes de l'intégration, énoncés de façon générale dans le préambule du traité de Rome ».

Le pragmatisme de Jean-Louis Bruguière tranche avec l'idéologie inspirant bien des contributions. Tout en promouvant le mandat d'arrêt européen, il s'insurge contre certaines dérives : « Une coopération bien gérée est un facteur d'efficacité. Mais vouloir aller trop vite ou négliger, dans une démarche politique ou doctrinaire, des réalités opérationnelles peut avoir l'effet inverse de celui recherché. C'est ce qui se passe [...] avec les tentatives d'intégration du renseignement. Celui-ci ne se partage que dans une situation donnée et dans une démarche bilatérale... »

Basses attaques

Daniel Cohn-Bendit se distingue par une intervention rédigée sur un ton plus "politicien", où il attaque notamment le souverainisme : une « nécrose », dont les « poussées xénophobes » ne seraient pas « les moindres dégâts » ; par-delà la basse polémique, on relève cette observation de bon sens : « La souveraineté demeure une coquille vide sans l'efficience de l'action politique. »

Au final, on s'interroge sur le public auquel s'adresse un tel ouvrage. Parfois rébarbatif et redondant, il ne présente pas de "vertus pédagogiques" manifestes, véhicule des lieux communs sans franchement ouvrir le débat, et présente des analyses trop superficielles pour satisfaire un lecteur  averti. On y trouvera éventuellement une introduction à d'autres études traitant plus spécifiquement de tel ou tel aspect de la construction européenne, à lire avec un regard critique.

Sous la direction de Michel Rocard et Nicole Gnesotto : Notre Europe ; Robert Laffont, 394 p., 22 euros.